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religieux, universellement respecté des habitans d’alentour comme étant le meilleur, le plus sagace et le plus intelligent d’entre eux. C’était lui qui arrangeait les différends entre les voisins, arrêtait les procès; c’était lui qui était le plus consulté dans toutes les affaires d’une délicate moralité et qui requéraient, pour être appréciées, un jugement à la fois solide et subtil; c’était lui qui était le plus écouté dans toutes les affaires de la localité. En un mot, le père de Carlyle n’est pas sans quelque analogie avec le père de notre Diderot, dont Carlyle lui-même a tracé un si beau portrait, qui était l’arbitre de son quartier et qui évitait à ses voisins, par sa sagesse et son expérience, les procès, les inimitiés, les désastres domestiques. Carlyle a ressenti vivement et a exprimé plus d’une fois sa reconnaissance envers Dieu qui lui avait donné un tel père. Fier de sa naissance à la fois populaire et noble, il a pu dire souvent de lui-même ce qu’il dit quelque part à propos de Burns ou de Diderot, deux plébéiens comme lui : « Combien de rois, combien de princes ne sont pas aussi bien nés! » Les opinions de Carlyle pourraient s’expliquer, pour ainsi dire, par sa naissance et par la première éducation qu’il a reçue; d’un cœur très sympathique au peuple, il n’en a pas moins des opinions aristocratiques très prononcées : c’est que tout jeune il avait pu apprendre, en voyant son père, combien est respectable le peuple, et, en écoutant ses leçons, combien méprisable est la populace. Tel est le sentiment qui vibre dans tous les écrits de Carlyle. A un certain moment, il a pris en main la cause du peuple au point de s’attirer la sympathie des chartistes, et il n’a cessé pendant toute sa vie de cracher sur les coquins. Sa première éducation fut toute rustique et populaire, et il lui en est toujours resté quelque chose; lui-même, dans le Sartor resartus, a pris soin de nous informer des impressions de son enfance et de l’influence que ces impressions, la nature des lieux, des paysages, des spectacles environnans, ont eue sur son esprit. Les foires aux bestiaux auxquelles son père le menait quelquefois, l’apparition renouvelée deux fois par jour de la malle-poste qui passait en haut du village et lui semblait une sorte de véhicule mystérieux et un petit monde ambulant qui, venu on ne sait d’où, se dirigeait vers un but inconnu, — tout cela est décrit dans le Sartor resartus avec la fraîcheur et la vivacité qu’ont toujours les premières impressions de l’enfance naïve. Et à ce sujet qu’on nous permette une réflexion physiologique. Examinez le portrait de Carlyle : ne trouvez-vous pas que tous les traits qui composent cette tête solide ont un caractère rustique moralement et physiquement? La force, la santé sont visibles; le lent travail des années a creusé ces traits sans les bouleverser, il ride visiblement ce visage et l’amaigrit, mais il ne le plisse pas. L’austérité, l’obstination, la persévérance, la patience, l’infatigable courage qui ne se rebute pas et va toujours tout droit malgré les