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permettant de loin en loin quelque timide objection : chose difficile! car sur trois heures Coleridge parlait environ deux heures trois quarts. L’influence de ces conversations sur l’esprit de Sterling est facile à deviner : de nouveaux doutes entrèrent en lui, des questions qu’il n’avait point aperçues se dressèrent tout à coup devant lui; tout un côté des choses humaines lui fut révélé, et sa foi dans le radicalisme et le bonheur prochain de l’humanité commença à chanceler.

Un autre événement qui eut pour John Sterling des conséquences à la fois heureuses et malheureuses vint souffler pour toujours sur sa flamme radicale, après l’avoir ranimée un moment. Sterling avait des connaissances de tout genre, et, au sortir de ses conversations mystiques avec Coleridge, il allait souvent converser de révolutions et de constitutions avec le général Torrijos. Les oublieuses générations présentes ne se rappellent point ce qu’était le général Torrijos très probablement; dans quelque vingt ans, bien des hommes célèbres qui nous occupent aujourd’hui seront passés comme lui à l’état de mythes et d’énigmes. Nous soufflons de grands hommes, et nous les regardons un instant comme les enfans leurs bulles de savon; nous inventons des personnages célèbres à qui nous préparons par là les plus tristes destinées, bien heureux quand le sort de Torrijos ne leur est pas réservé. Les rues de Londres, à cette époque, étaient souvent parcourues par de sombres personnages, à la mine tragique, au teint olivâtre, revêtus de longs manteaux qui montraient la corde : c’était un essaim d’Espagnols exilés à la suite du Trocadéro, premier flot de ces émigrations successives qui ont porté en Angleterre tant de royautés en débris, tant de partis vaincus, tant de personnages autrefois puissans. La liste en est longue, et vous la connaissez : branche aînée des Bourbons, famille Bonaparte, maison d’Orléans, Bourbons d’Espagne, ministres autrichiens, exilés hongrois, généraux polonais, révolutionnaires italiens, absolutistes, radicaux, constitutionnels, socialistes français, tous les partis de toutes les nations de l’Europe! Torrijos était le chef de ces infortunés : c’est à lui qu’ils s’adressaient pour obtenir des secours, contracter quelque emprunt, trouver une occupation ou donner dans les familles anglaises des leçons d’espagnol. Sterling le rencontrait souvent chez un de ses amis, M. Barton. Les instincts chevaleresques, la fierté et la hautaine politesse des Espagnols sont des qualités très propres à gagner le cœur des Anglais, car ce sont peut-être les deux peuples qui au fond, et quand on veut bien ne pas s’en tenir aux apparences, ont le plus de points de contact et de secrètes affinités. Sterling le prit bientôt en affection. À cette époque (1829), Torrijos n’avait qu’une idée fixe : trouver de l’argent, acheter des armes, réunir autour de lui les exilés et faire une descente en Espagne. Il était certain de réussir, aucune objection n’était valable. Il avait ce