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défaut commun à tous les exilés, et que nous avons pu de nos jours connaître par expérience, de croire que le temps s’est arrêté pour leur pays depuis qu’ils en sont partis. Ils croient que les cœurs sont les mêmes, les dispositions d’esprit les mêmes, et qu’ils vont tout retrouver à la même place en arrivant. Les malheureux! ils croient à la fidélité de la mémoire humaine; ils disent : — Voyez, reconnaissez-nous! — et les enfans se mettent à rire en les voyant comme affublés d’un costume vieux de dix ans. Telle était donc l’idée fixe de Torrijos, servie à souhait, caressée par les illusions des jeunes libéraux anglais de la compagnie de Sterling. On ouvre une souscription, tous ces jeunes Anglais feront partie de l’expédition, et la monarchie espagnole n’a qu’à se bien tenir.

Sur ces entrefaites arrive de l’armée des Indes un jeune lieutenant, Irlandais de naissance, cousin de John Sterling et nommé Robert Boyd. Il avait reçu quelque outrage, avait abandonné sa carrière, et, possesseur de 5,000 livres sterling, il méditait de partir avec quelques amis pour les îles Philippines et d’aller ainsi, dit Thomas Carlyle, à la conquête de la toison d’or. Sterling, alors dans tout le feu de son enthousiasme révolutionnaire, démontre à Robert Boyd que la prise d’Ilion serait bien préférable à la conquête de la toison d’or, et il le décide à placer sa fortune dans l’entreprise Torrijos et compagnie. Boyd cède sans trop de résistance; un vaisseau et des armes sont achetés. Sterling va faire ses adieux à tous ses amis et en dernier lieu prendre congé de la belle miss Suzanne Barton. « Et ainsi donc, dit-elle, vous partez pour aller en Espagne, au milieu de la guerre et des périls de l’insurrection, et avec votre faible santé. Oh bien! alors nous ne vous reverrons jamais plus, » et elle fond en larmes. Sterling, avec cette rapidité de sentiment qui lui était propre, lui tend la main; miss Barton l’accepte, et un mariage est résolu. Adieu donc à la romantique Espagne! Une charmante histoire, n’était qu’elle est obscurcie par une toute petite tache, l’étourderie de Sterling, qui fit une victime de son propre cousin Boyd! L’expédition parvint à s’embarquer malgré la vigilance du gouvernement anglais, et fut obligée de séjourner à Gibraltar pendant l’année 1830, où la révolution de juillet vint un instant ranimer les espérances déjà abattues de Torrijos. Enfin, dans l’année 1832, malgré l’opposition du gouverneur de Gibraltar, Torrijos, obstiné et n’ayant plus d’Anglais avec lui que Robert Boyd, naturellement très intéressé dans l’entreprise, met à la voile avec cinquante-trois compagnons, se fiant à la fortune. L’expédition se termina comme se terminent toutes les entreprises de ce genre, par une exécution militaire. Quelques coups de fusil sont tirés, quelques hommes tombent; les journaux du lendemain enregistrent le fait, puis arrivent le silence et l’oubli. Sterling n’oublia jamais, lui; mais il resta toujours muet sur