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des sujets plus graves, il n’écoutait plus ; toute son application était concentrée sur un distique dont il avait conçu la pensée depuis un mois, et dans lequel il voulait célébrer le retour de Lucius. La contrariété que son neveu venait de lui causer ne l’avait point fait renoncer à une entreprise qui lui avait coûté tant de labeur, et qu’il se croyait près de mener à fin. D’ailleurs il était sans fiel et sans rancune. Puis son distique devait être si beau ! et surtout, c’était la condition importante, on devait pouvoir le lire également en commençant par le premier mot et en commençant par le dernier.

Pendant qu’il était absorbé dans ses élucubrations poétiques, Macer et Lucius, sans prendre garde à lui, discouraient des événemens du jour et de la situation politique de l’empire. Peu à peu la gaieté ironique de Lucius avait fait place à une sorte de flegme désespéré qui s’harmonisait avec les réflexions inquiètes du vieux politique. Depuis long-temps Macer avait fait taire la musique, qui l’importunait. Le silence n’était entrecoupé que par le mouvement monotone et précipité des rames. La lune s’était cachée derrière un nuage noir, au travers duquel on la voyait par momens rouler et bondir. On était arrivé à un endroit où le fleuve, plus profond et plus rapide, rapprochait et resserrait ses rives escarpées ; des rochers et de grandes tours s’élançaient dans les airs. L’aspect des lieux et de la nuit communiquait aux deux interlocuteurs une disposition lugubre, et redoublait la tristesse différente, mais égale, qui pesait habituellement sur leurs âmes. La conversation prenait, comme le fleuve, un caractère de plus en plus sombre ; ils parlaient des prédictions qui s’élevaient de partout, annonçant vaguement la fin de l’empire romain. C’étaient les mathématiciens, qui, malgré des persécutions acharnées, s’opiniâtraient à prophétiser une catastrophe inévitable ; c’était l’ancien cycle étrusque, le cycle de la vie du peuple romain, qui allait finir ; les douze siècles prédits par les douze vautours à l’aigle romaine étaient presque achevés. En même temps, les traditions chrétiennes, méprisées des vieilles familles romaines, étaient accueillies comme superstitions populaires dans un temps qui prêtait une oreille curieuse et inquiète à toutes les rêveries, à toutes les croyances, et les traditions chrétiennes annonçaient aussi, d’après l’Apocalypse et les chants attribués aux sibylles, la fin du monde confondue avec la fin de l’empire. Puis le père et le fils parlaient des Barbares, qui, des Palus Méotides au Rhin, s’avançaient de toutes parts. Macer vantait Julien, qui avait ceint de places fortes la frontière rhénane ; il s’affligeait que Trêves, naguère siège de la cour impériale d’Occident, fût maintenant remplacée par Milan. Il regrettait les légions rappelées des bords du Rhin pour aller défendre l’Italie ; il blâmait toutes ces mesures avec l’amertume naturelle à une ambition déçue ; il éprouvait comme une secrète joie en songeant aux