Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 15.djvu/21

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

maux qui pouvaient fondre sur son pays pour le punir d’avoir négligé ses services ; il annonçait avec complaisance des revers, des défaites, un avenir sinistre.

Lucius semblait envisager cette perspective lugubre avec une morne et distraite indifférence. Tout à coup, rappelant par un effort sur lui-même sa gaieté railleuse, il s’écria : — Dans les grands périls, pour sauver de la fortune, aveugle reine de ce monde, ce qu’elle menace, on sacrifie un objet d’un prix égal. Eh bien ! ajouta-t-il en jetant sa couronne dans le fleuve, ma couronne de fleurs pour le salut de l’empire romain !


II.


La principale propriété des Secundinus était située sur les bords de la Moselle, à quelques milles de Trêves. Elle se composait d’une habitation d’été et d’une habitation d’hiver, tournées la première au nord et la seconde au midi, ayant chacune leurs thermes et leurs portiques. Toutes deux étaient dominées par une tour élevée, du sommet de laquelle on pouvait jouir d’une vue admirable et surveiller de loin l’arrivée d’une bande de Barbares, de Bagaudes, ou de ces pillards qui s’étaient détachés des légions, et qui étaient parfois aussi redoutables que les Bagaudes et les Barbares ; les précautions contre le danger s’alliaient dès-lors aux dispositions prises pour goûter les douceurs de la vie.

À quelque distance des deux habitations, une vaste étendue de terrain était couverte par un amas de bâtimens, de clôtures, de cours, de hangars, de granges, de greniers et d’étables, composant le prœdium, et consacrés à l’exploitation du vaste territoire possédé par les Secundinus. Des murs récemment construits et un fossé profond entouraient les habitations, véritable fortification née du besoin de se mettre en défense contre les coups de main dont on était menacé fréquemment. Ces fortifications donnaient à l’asile de l’opulence romaine l’air d’un petit camp (castellum) ; elles annonçaient ce qui plus tard devait rappeler cette origine et porter le nom de castel au moyen-âge.

Entre les bâtimens et la rivière étaient des jardins, des serres, des viviers, des sources qui montaient en jets d’eau, tombaient en petites cascades sur des degrés semés de coquillages et de cailloux colorés, ou animaient des orgues qui répandaient incessamment dans les airs une plainte mélodieuse. Des rochers peints de diverses nuances brillaient parmi les arbres ; des statues se détachaient sur le bleu du ciel ou sur la verdure tachée de rouge des collines de grès qui s’avançaient jusqu’au bord de la Moselle ; derrière les collines s’élevaient presque à pic des montagnes dont les cimes étaient noircies de grandes forêts que la hache n’avait pas encore entamées et qui se prolongeaient jusqu’au