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transportée de la main du préteur aux mains de l’évêque, et le fréquent usage que faisait celui-ci de cette prérogative d’affranchissement. Il citait parfois ce qu’Isidore de Péluse, auprès duquel un esclave s’était réfugié, écrivait au maître qui le réclamait : « Je ne croyais pas qu’un chrétien pût appeler son esclave celui pour qui le Christ est mort ainsi que pour lui-même. » Il voyait dans tous ces faits des symptômes subversifs du bon ordre, de la famille et de l’état, qu’il ne comprenait pas sans l’esclavage. Il s’efforçait donc de tenir ses esclaves hors de la portée du christianisme. Pour cela, il avait fait défendre sévèrement toute sorte de lecture à ceux qui connaissaient les lettres ; aux autres, il avait interdit de les apprendre, n’exceptant que les lecteurs et les scribes. Pour le reste, posséder un livre était un crime qu’on punissait en marquant avec un fer chaud le front du coupable.

Le pauvre Capito, qui, sans être cruel, ne pouvait résister à la tentation d’un jeu de mots, si méchant qu’il fût d’ailleurs, avait prononcé qu’il était fort sage que ceux qui aimaient à ce point les lettres fussent lettrés[1]. Cependant lui-même n’avait pas tardé à se mettre en contravention avec cette loi rigoureuse qu’il approuvait. Le grave rhéteur, de nature un peu épicurienne, avait arrêté ses yeux avec complaisance sur les charmes d’Hilda ; il trouvait exquis les vers qu’Ausone avait adressés à la captive bien-aimée qu’il a célébrée sous le nom de Bissula. Puisque Ausone, ce modèle des rhéteurs gaulois, avait brûlé pour une esclave suève et l’avait chantée, pourquoi lui, fidèle imitateur d’Ausone en toutes choses, n’en ferait-il pas autant pour une fille de la race des Francs ? C’était un plagiat de plus, et celui-ci ne lui semblait ni plus difficile ni moins agréable que tous les autres ; mais, intimidé par la froide réserve et la fierté native de la Barbare, il avait cru faire merveille en prenant une voie détournée pour la séduire. Se rappelant qu’Ausone avait enseigné les lettres à Bissula, il avait proposé à Hilda de lui apprendre à lire. Il pensait que, s’il pouvait la faire jouir des chefs-d’œuvre littéraires dont il était l’auteur, elle ne saurait lui résister. Il comptait sur l’effet des vers qu’il composerait pour elle, et peut-être même sur l’admiration que ne pouvait manquer de lui inspirer son panégyrique d’Eugène, dès qu’elle serait en état d’en comprendre les beautés.

Hilda s’affligeait de ne pouvoir lire les saintes Écritures, les homélies qui circulaient parmi les fidèles, les actes des martyrs qui avaient consolé les saints évêques d’Afrique condamnés aux travaux des mines. Les sévères défenses de Macer empêchaient qu’elle pût recevoir le don précieux des lettres par aucune autre voie. Elle vit une grâce du ciel, une faveur de la providence dans cette chance d’instruction qui lui

  1. Ce jeu de mots doublement détestable est d’Ausone.