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de grands ormes que je voyais, aux dernières lueurs du crépuscule, dessiner leur silhouette gigantesque sur le ciel. Aujourd’hui je ne puis reporter ma pensée vers les Philippines sans entendre le murmure des touffes de bambous dont la brise vient entrechoquer les tiges sonores. Ce sont ces massifs aériens que je vois se pencher sur les eaux, se dresser au bord des routes. Le palmier appartient indistinctement aux îles de l’Océanie et à l’Archipel indien; le bambou est véritablement, sur les côtes de l’Indo-Chine, l’arbre national. Nous glissons à l’ombre de ces charmilles sauvages que le moindre souffle agite et fait frissonner. La longueur de nos pagaies nous sépare à peine de la rive. Que voyons-nous donc serpenter entre ces racines? Quel est ce reptile qui se glisse à travers les feuilles mortes ? Serions-nous destinés à la gloire d’immoler de jeunes caïmans? Européens que nous sommes! nous n’avons pas encore reconnu le plus inoffensif des sauriens, le plus pacifique descendant de cette illustre tribu qui nous a précédés sur la terre. Ce monstre dont la crête se dresse indignée, dont la peau rugueuse brille au soleil et semble défier le tranchant du sabre, n’est point un caïman, c’est un iguane. Il nous faut toujours du sang et des victimes. Quatre iguanes, dont le plus grand, orné d’une superbe crête, un lézard de haut parage, n’avait cependant pas plus d’un mètre de long, sont immolés en quelques minutes. Nous les abandonnons à nos banqueros, qui s’en promettent un souper splendide, et déjà blasés, même sur les iguanes, nous renonçons au plaisir de la chasse. D’ailleurs nos bateliers ont demandé grâce : depuis cinq ou six heures, ils n’ont point cessé de ramer, et le courant est si rapide, qu’il ne leur reste plus assez de forces pour nous conduire à Pagsanjan sans prendre un peu de repos. Nous débarquons donc sur la rive et songeons aux apprêts de notre déjeuner; mais avant tout nous voulons nous plonger dans ces eaux si calmes et si profondes et en savourer un instant la délicieuse fraîcheur. Avec quelle volupté on se plonge, on se roule, on disparaît dans ces flots bienfaisans, qui n’ont pas l’âcreté saline du flot marin 1 Il faut s’arracher cependant des bras de ces naïades pour aller fouler un sol brûlant et pour revêtir l’insupportable livrée de la civilisation. A deux heures de l’après-midi, nos rameurs délassés sont prêts à reprendre leurs pagaies; nous sommes de nouveau étendus au fond de nos bancas, et nous atteignons bientôt le débarcadère de Pagsanjan.

Pagsanjan, malgré son rang de cabecera, n’a pas l’importance du village de Passig; sa population n’atteint pas le chiffre de six mille âmes. C’est un des points de l’île de Luçon où l’air est le plus pur, où les eaux et les bois ont le plus de fraîcheur. Si jamais le gouvernement espagnol reconnaît la nécessité de placer la capitale des Philippines hors de la portée des flottes ennemies, je ne crois pas qu’il puisse trouver un emplacement plus favorable pour la réalisation de ce projet que le vaste plateau qui s’étend entre la ville de Pagsanjan et le