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nos sociétés modernes. Dans notre temps en outre, le sentiment de la patrie s’est fort effacé grâce à deux causes : d’abord à un désir de bonheur qui fait dire plus ou moins à chaque homme : Ubi hene, ibi patria, et qui fait moralement de chaque malheureux un exilé dans son propre pays; — ensuite aux guerres civiles engendrées par ces mêmes désirs qui ont rempli de ressentimens pour leurs concitoyens et d’indifférence pour leur pays tous ceux qui en ont été victimes, tous les vaincus, et en même temps tous ceux qui, sans y avoir pris part, se sentent atteints par les mesures rigoureuses dont il a fallu user et enveloppés dans les mêmes défiances. Les États-Unis sont donc pour tous les Européens malheureux la vraie patrie, l’Eldorado désiré. De là l’influence prodigieuse et qui s’accroît sans cesse, la fascination qu’exercent les États-Unis sur tous les pauvres, tous les indigens et tous les proscrits de la terre. Pour peu qu’on y regarde, on s’aperçoit que cette influence, née des circonstances critiques dans lesquelles notre Europe est engagée, tend à diviser le monde, non plus géographiquement en Europe et en Amérique, mais moralement en deux parties : l’une où tout semble malheur, souffrance, guerre et tyrannie; l’autre où tout semble bonheur, travail, paix et liberté. Elle crée ainsi une rivalité politique redoutable entre l’Europe et l’Amérique, rivalité qui ne fait que commencer. Le philosophe, pour qui l’existence de deux ou trois générations n’est pas même un point dans l’infini des siècles, peut apprendre par cet exemple combien la grandeur des états est due à des circonstances singulières et à des causes temporaires. Assurément, lorsque les États-Unis seront aussi peuplés que l’Europe et avant même qu’ils aient vécu autant de siècles que les états continentaux, les mêmes maux, les mêmes souffrances, les mêmes désordres et les mêmes nécessités de gouvernement se produiront. Les populations malheureuses qui partent pour aller en Amérique se débarrassent de leur misère, cela est vrai, mais elles ne savent pas que leurs ascendans seront probablement aussi malheureux qu’elles ont pu l’être elles-mêmes. Ce bonheur et cette aisance générale dureront l’espace de quelques générations tout au plus : c’est bien quelque chose sans doute pour ceux qui en auront joui; mais, dans l’histoire de l’humanité, cela passera inaperçu. Quoi cependant ! l’émigration attirée par cette perspective de bonheur aura suffi pour fonder la puissance des États-Unis et pour jeter le germe de sociétés nouvelles : — providentiellement c’est assez. L’émigration ne sert pas seulement à fonder la puissance de l’Amérique, elle sert aussi à retremper les races corrompues de l’Europe. Ce bonheur, qui matériellement ne sera pas transmis aux descendans de ces émigrans, produira pourtant des effets moraux salutaires. Dans un pays où le prix d’un acre de terre est moins élevé que le prix donné pour la satisfaction d’un vice, où cet acre de terre est moins cher qu’une bouteille d’alcool, il suffit, pour