Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 15.djvu/354

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Oui, monsieur, tout récemment. — Ah ! ah ! d’Angleterre sans doute, natif de Londres, monsieur? — Oui, monsieur, je suis Anglais, mais non pas natif de Londres. — Officier dans l’armée, monsieur? — Non, monsieur, non, je n’appartiens pas à l’armée. — Ah! dans le commerce peut-être? — Non, monsieur, non, je voyage pour mon plaisir. — Ah ! c’est fort agréable, fort agréable. Vous n’avez pas beaucoup visité l’île, je présume? — Non, pas beaucoup. — Vous êtes allé dans l’est, monsieur? — Oui, monsieur, j’ai voyagé dans l’Inde. — Ce n’est pas cela, monsieur, j’entends l’autre côté de l’île. — Ah! très bien; oui, je reviens justement de Saint-Thomas. — De quel côté, monsieur, s’il n’y a pas d’indiscrétion? — Golden-Grove, etc. » Ni la froideur, ni même le silence ne peuvent débarrasser le patient d’une telle curiosité importune. Le mieux est d’y satisfaire en imitant le questionneur, de répondre avec ruse et d’employer le mensonge. Si les théories des casuistes ont jamais été légitimes, c’est à coup sûr chez un tel peuple, car il peut arriver naturellement telle occasion où il soit honnête de mentir. Une guerre sourde des individus les uns contre les autres résulte de ce despotisme de l’opinion et de ces ruses que l’on est forcé d’employer pour se défendre, se faire excuser, se faire accepter. Aux États-Unis, la liberté est entière; mais en même temps, contradiction frappante, chacun est obligé de maintenir ses droits pour ainsi dire à la force du poignet, et l’on n’a point de peine à s’expliquer le mot d’un fonctionnaire américain à lord Carliste : « L’Amérique est de tous les pays du monde celui où il y a le moins de misère et le moins de bonheur. » L’homme matériellement y est à l’abri du malheur, mais moralement il est soumis à une surveillance et, nommons la chose de son vrai nom, à un espionnage de tous les instans.

Que l’homme ne soit pas naturellement bon, qu’il soit tyrannique par instinct, nous n’en avons jamais douté; mais que ceux qui, très nombreux parmi nous, croient à la bonté innée de la nature humaine jettent les yeux sur le pays le plus libre de la terre. Là chacun s’efforce d’être un tyran et de faire subir sa domination. Il n’y a pas de tyrannie officielle par la raison que tout fonctionnaire dépend du suffrage universel. Personne en Europe n’est timide comme un administrateur, un fonctionnaire, un juge américain. Perpétuellement saisis de la crainte de perdre leur position, ils rendent leurs arrêts non selon la justice, mais selon l’opinion; ils administrent selon les convenances du public : leurs oreilles et leurs yeux ne sont employés qu’à regarder et à écouter ce que disent et font les électeurs. Il n’en est pas de même des fonctionnaires des administrations particulières, des compagnies financières, des entreprises individuelles; ceux-ci ne redoutent pas le suffrage universel, et ils ne manqueront jamais de faire sentir leur domination, de sorte qu’un conducteur de chemins de fer, un employé de