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Cette masse si compacte des ouvriers en soie qui forme le fond de la population lyonnaise, à quel régime est-elle assujettie? Le travail de la fabrique, composé d’une multitude d’opérations diverses[1], met en présence trois intérêts principaux dont les relations importent essentiellement à la paix publique et exercent une influence considérable sur le mouvement des esprits; ce sont: les intérêts des fabricans, — ceux des chefs d’atelier, — ceux des compagnons. Les fabricans reçoivent les commandes soit de commissionnaires établis à Lyon ou à Paris, soit directement du commerce. Sauf quelques étoffes unies d’un placement régulier et sûr, ils ne font presque jamais confectionner de tissus à l’avance, en sorte qu’aussitôt que les demandes cessent d’arriver, les métiers cessent de battre. Le fabricant n’a pas de matériel de fabrication et pas d’ouvriers enrégimentés pour son compte; lorsque les commandes affluent, il envoie ses commis lever des métiers, comme au moyen-âge, avant l’organisation des armées régulières, on envoyait lever des soldats, qui se débandaient après la campagne. La conception du travail lui appartient ainsi que le choix des dessins, auxquels certaines maisons consacrent chaque année des sommes énormes. Les soies à mettre en œuvre sont fournies par le fabricant aux chefs d’atelier, qui travaillent chez eux, sur leurs propres métiers, et enrôlent les compagnons dont l’aide leur est nécessaire. Les ateliers renferment rarement plus de quatre ou cinq métiers et ne sont organisés que pour un nombre très limité de travailleurs.

Les ouvriers vivent dans une indépendance absolue des négocians-manufacturiers qui leur confient du travail[2]. Le contrat industriel intervenu entre eux prend fin avec la remise de la pièce donnée à tisser. Certaines maisons peuvent continuer plus ou moins long-temps à occuper un même atelier, mais un nouvel accord recommence chaque fois que l’ouvrage est terminé. Aucune assimilation n’est donc possible entre le système de la fabrique lyonnaise et celui de l’industrie agglomérée dans les vastes usines de la Flandre, de la Normandie ou de l’Alsace.

Le domaine dont Lyon est le centre s’étend sur les départemens voisins de celui du Rhône et renferme 60 à 70,000 métiers, dont 30 ou

  1. Le tissage de la soie nécessite des travaux accessoires très divers, qui sont généralement confiés à des femmes. Ainsi on distingue parmi les ouvrières les appareilleuses, plieuses, dévideuses, bobineuses, lisseuses, qui préparent les fils appelés lisses, liseuses, qui lisent les dessins après la mise on carte, etc.
  2. C’était une règle avant 1789 que la porte des ateliers des tisseurs ne pouvait être fermée en dedans, afin que les commis du manufacturier pussent y entrer inopinément et surveiller le travail. On ne tient plus la main à cet usage; beaucoup de fabricans même, quand il s’agit d’étoffes façonnées, exigent que les ateliers soient tenus fermés, afin que les dessins ne risquent pas d’être imités par la concurrence avant même d’avoir été mis dans le commerce.