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l’ouvrier un collaborateur indocile, dont il est obligé, à cause des engagemens pris, de subir les volontés hargneuses et changeantes. Les compagnons les plus habiles, qui savent qu’on tient à eux, sont parfois les plus insoumis; ils n’acceptent le chef d’atelier ni comme maître ni comme égal, mais comme un loueur de métiers, une sorte de copartageant dans le prix des façons. Quand on voit dans l’intimité ce petit monde qu’on nomme l’atelier lyonnais, on reste frappé du renversement habituel des rôles : c’est le chef d’atelier qui semble obéir. Pour un maître trop impérieux, il y a là vingt compagnons intraitables. Qu’on ne demande pas à ces derniers le plus léger service intérieur : ils en réclament eux-mêmes volontiers, mais ils se refusent à en rendre, redoutant par-dessus tout d’être pris pour des domestiques. Cependant la désunion qui éclate dans la vie quotidienne entre le chef d’atelier et le compagnon ne se reproduit point quand il s’agit des intérêts. Comme le partage du salaire par moitié est traditionnellement établi, il est rare qu’ils aient à s’appeler l’un ou l’autre devant le conseil des prud’hommes, sauf parfois pour des questions relatives aux congés. A l’égard du fabricant, le compagnon unit sa cause à celle du chef d’atelier, et lui abandonne toute l’initiative; mais on dirait qu’il se venge ensuite, dans la vie intérieure, de cette subordination extérieure qu’entraîne le régime même de la fabrique.

Dans les relations privées, la probité fait partie des habitudes lyonnaises. Les ouvriers de la soierie n’ont presque jamais rien à démêler avec les tribunaux correctionnels, ni à plus forte raison avec les cours d’assises. Une distinction est essentielle néanmoins en ce qui regarde le travail. Le chef d’atelier se fait un point d’honneur de remettre l’ouvrage qui lui a été confié; il est là-dessus d’une rigidité inaltérable; il a pour son œuvre une sorte de religion; au milieu des plus frénétiques égaremens, on ne rencontre pas d’exemple qu’une pièce d’étoffe ait été détournée ou volontairement endommagée : — un même scrupule ne se manifeste pas dans l’emploi des matières premières destinées à être mises en œuvre. Le détournement d’une partie des soies, le piquage d’once, comme on dit, a de tout temps affligé la fabrique. Quand il s’agit d’une matière d’un prix aussi élevé que la soie, une soustraction en apparence insignifiante, dès-lors difficile à constater, peut, si elle se renouvelle chaque jour, causer au manufacturier un préjudice ruineux. Une société de garantie, formée contre le piquage d’once, est parvenue, à l’aide de diverses mesures concertées avec l’autorité, à restreindre le cercle d’une pratique aussi coupable. La plupart des chefs d’atelier s’abstiennent aujourd’hui de cette fraude, dont le moindre inconvénient est de troubler les conditions ordinaires de la concurrence, en grevant certains entrepreneurs d’industrie d’une sorte d’impôt auquel d’autres échappent. Dans les beaux temps du piquage d’once, on avait une singulière manière de s’arranger avec sa