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longueur parfois démesurée. Dans les ateliers domestiques, que n’atteint pas la loi sur les douze heures, on se met à son métier à cinq ou six heures du matin, suivant la saison et l’activité des affaires, quelquefois même plus tôt, et on ne le quitte pas toujours à dix ou onze heures du soir. Les enfans mêmes prennent souvent une part trop forte à ce rude labeur. On ne s’en plaint pas d’ailleurs : une seule question, celle du taux des salaires, préoccupe toutes les pensées. C’est dans les débats soulevés par cette éternelle question que se révèlent les traits essentiels des classes ouvrières de Lyon.

De notables améliorations ont été réalisées ici depuis le commencement du siècle pour étendre et activer le mouvement des intelligences populaires; mais à l’instruction qui développe l’esprit n’a pas répondu cette éducation du cœur qui guide l’homme dans la vie. Nulle part cependant elle ne serait plus nécessaire : la population laborieuse ne possède pas à Lyon ce sens simple et droit qui supplée parfois au défaut d’enseignement. Elle n’a pas le don de deviner les écueils, ou plutôt, si on nous permet cette expression, elle s’entend peu à flairer l’erreur et le danger. Son imagination remuante, incapable de se fixer long-temps sur un même objet pour en considérer toutes les faces, l’empêche la plupart du temps de se former une idée exacte des choses. Aussi, malgré leur affectation d’indépendance, les travailleurs de la fabrique lyonnaise ne pensent presque jamais par eux-mêmes; ils ont absolument besoin de recevoir un thème tout fait, sauf à le broder ensuite avec leurs rêveries, comme la chaîne de leur tissu avec leur agile navette. Ils subissent donc aisément l’influence des idées et des passions d’autrui. Rien de plus facile que d’exploiter à leur insu cet état mental, qui n’est ni l’ignorance ni l’abrutissement, mais l’absence de la réflexion. L’idée vraie ne côtoie que trop l’idée fausse, et trop souvent, comme le chien du vieil Ésope, on lâche la proie pour courir après l’ombre.

Autre danger : ces ouvriers ont l’orgueil de la science sans la posséder; aussi aiment-ils à s’occuper de ce qu’ils ignorent, moins pour l’apprendre que pour paraître le savoir. Une ardeur aventureuse les emporte d’un bond vers des questions au dessus de leur portée, sauf à les laisser ensuite se perdre dans le champ du vide ou de l’absurde. Les sujets abstraits, les idées nuageuses, les solutions vagues, sont pour eux l’atmosphère préférée. Ils n’ont pas besoin de comprendre pour être captivés par un discours, il suffit que les mots qu’on emploie puissent donner à rêver. Avec des généralités comme celles-ci : — l’antagonisme du travail et du capital, l’organisation du travail, la fraternité universelle, la sainteté de l’insurrection, — rien n’était plus facile que de produire une flamme qui embrasât les cerveaux sans y répandre aucune lumière. Le premier qui inscrivit sur un étendard cette formule menaçante et célèbre : « Vivre en travaillant ou mourir en