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Le moment était venu, les cuivres se turent; un silence inquiet et solennel plana de nouveau sur l’enceinte. Le sambo mit un genou en terre, fit un signe de croix, souleva la pointe de la lanzada à peu près à la hauteur du fanon d’un taureau ordinaire, et fit signe d’ouvrir le toril. Soudain un coup de tête fit tonner la porte, et le taureau, tourmenté, aiguillonné, furieux jusqu’à la rage, courut avec une rapidité folle vers l’homme au manteau rouge; mais il fut arrêté dans cette course foudroyante par le fer de la lanzada, qui, lui pénétrant à la hauteur de l’aisselle avec un bruit sinistre que nous ne pûmes entendre sans frémissement, vint, déchirant le cuir, rompant les nerfs et les os sur son passage, sortir vers les reins. Le choc fut si terrible, que l’animal, reculant de plusieurs pas, entraîna avec lui cet arbre, qui le traversait comme une broche. Son arrière-train se soutenait à peine sur ses jarrets chancelans. Il resta quelques secondes stupide, inondé de sueur et grelottant; l’on voyait passer sur ses yeux, couleur de lapis-lazuli, de vagues teintes d’opale; il ouvrit la bouche pour beugler, mais il ne fit entendre qu’un râlement suprême, en vomissant un flot de sang noir; puis il tomba pesamment sur l’arène et ne se releva plus.

Cette fois, l’enthousiasme de l’assemblée ne connut plus de bornes; on trépignait, on vociférait; les mouchoirs et les chapeaux fouettaient l’air. Je n’étais pas encore remis de l’impression pénible que m’avait causée ce dernier exercice, quand une autre émotion vint succéder à celle qui m’agitait : un groupe d’imprudens curieux, parmi lesquels figuraient les pauvres chasseurs dont les manœuvres avaient servi de prélude aux courses, avait escaladé la toiture qui abritait une partie du cirque, fragile rempart de plâtre qui n’avait pu résister long-temps à la pression de cette masse humaine, et venait de s’abîmer, entraînant dans sa chute les malheureuses victimes d’un excès de curiosité. Le cri temblor s’éleva aussitôt : la crainte des tremblemens de terre pèse toujours comme une triste menace sur les divertissemens des Liméniens. L’alarme heureusement n’avait rien de bien sérieux. La première surprise dissipée, on commença à se reconnaître; le calme se rétablit dans la partie du cirque restée intacte; seul, le théâtre du sinistre conservait une physionomie pleine de douloureuse agitation. — Le mal, pour grand qu’il fût, était pourtant loin d’être au niveau de l’impression ressentie : — vingt ou trente pieds de la toiture s’étaient affaissés, d’abord avec lenteur, laissant rouler sur le mur d’enceinte de l’arène une avalanche humaine. Parmi les curieux ainsi précipités, un petit nombre avait reçu de cruelles blessures : la plupart, cramponnés aux roseaux et aux lattes, étaient descendus plutôt que tombés sur les spectateurs des gradins, qui, se croyant à peu près étouffés, avaient poussé des cris lamentables. — Grâce à la promptitude des secours, l’on parvint à rétablir l’ordre; les blessés furent transportés hors de l’arène; les spectateurs effrayés se rassurèrent; des milliers