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L’enfant laissa échapper un geste de désappointement ; mais Francine battit des mains en poussant des exclamations de joie ; la chèvre, laissée à elle-même, bondit le long des pentes abruptes du rocher, où elle se mit à brouter les touffes d’herbes salées, et les deux sœurs se prirent par la main pour descendre vers la petite crique de débarquement, tandis que leur mère retournait tout préparer.

Ainsi que l’avait dit cette dernière, l’affection toute particulière de Josèphe pour M. Gabriel était déjà vieille de plusieurs années. Elle datait d’une quarantaine faite à Trébéron par le lieutenant, qui, charmé de sa grâce un peu sauvage, lui avait témoigné une amitié à laquelle l’enfant avait répondu avec une sorte de passion. Entré dans la marine contre son gré, M. Gabriel n’avait de sa profession que l’uniforme. Au milieu de cette vie de changement, de fatigues et d’aventures, il rêvait sans cesse la fixité du foyer et les joies paisibles de la famille : c’était un de ces amans de la solitude nés pour vivre parmi les laboureurs, les femmes et les enfans. Confiné au lazaret de Trébéron, il y avait apporté quelques livres préférés et son violon, dont il jouait des heures entières, sans autre but que d’entendre ses vibrations mélodieuses. Quand il sortait, Josèphe accourait à sa rencontre et le conduisait le long des rochers, aux anfractuosités les plus cachées, où il découvrait chaque jour quelque plante inconnue ou quelque mousse nouvelle. Le soir venu, il rendait visite à l’ancien quartier-maître, dont il voyait le bonheur silencieux ; Geneviève lui parlait de ses enfans, Josèphe lui demandait un conte ou une chanson, et, l’heure du repos venue, il s’en retournait à sa cellule, l’esprit calme et le cœur léger. Quinze jours s’étaient ainsi écoulés comme une heure. Aussi, lorsque la quarantaine fut enfin purgée et qu’il fallut quitter Trébéron, sa délivrance n’éveilla-t-elle chez lui que des regrets. Il revint plusieurs fois passer des journées entières sur le triste îlot, et, quand il dut enfin s’embarquer pour une exploration lointaine, il promit à la famille solitaire de lui écrire. Ropars avait, en effet, reçu quelques-unes de ses lettres, et, comme nous l’avons vu, il s’attendait à son prochain retour. Pour le moment, la visite annoncée par Geneviève occupait exclusivement le garde du lazaret. Il était resté seul sur l’esplanade, d’où il continuait à regarder vers l’île des Morts. La distance permettait d’apercevoir tout ce qui s’y faisait, de reconnaître les personnes et de distinguer leurs mouvemens. Il put donc voir Dorot se diriger vers le canot, dresser le mât, préparer la voile, et le petit Michel accrocher avec peine le gouvernail.

Avant qu’un mariage eut allié les deux familles, le garde de la poudrière et celui du lazaret s’étaient connus dans la marine, où tous deux servaient, l’un comme quartier-maître, l’autre comme sergent d’artillerie. Nommé à Trébéron, Mathieu Ropars s’était réjoui de trouver son vieux camarade Dorot établi depuis plusieurs années à l’ile des