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le front haut et se crut sous la protection officielle du gouvernement français. Déjà il s’occupait d’acheter le voile de mariage, les souliers et les gants de sa fiancée, lorsqu’un incident de théâtre vint compliquer la situation.

Sur le quai des Esclavons, trois étrangers vêtus diversement causaient ensemble en prenant le café noir, à un sou la tasse, devant la porte d’un petit limonadier. Ils se rencontraient pour la première fois, mais ils n’avaient rien à faire et ne songeaient qu’à tuer le temps. Le plus âgé des trois, qui portait le riche costume rouge des Albanais, venait à Venise pour y ramasser, chez les changeurs, des thalers à la reine de Bavière, qui, transportés dans son pays, gagnaient en valeur 30 centimes par pièce. Le second, coiffé d’une espèce de vieux turban et chaussé de grandes bottes, apportait à Venise de l’ail de Dalmalie, et répandait au loin l’acre parfum de sa marchandise. Le troisième, beaucoup plus jeune que les deux autres, portait le pantalon collant, les brodequins et la veste à la hussarde. Ses cheveux ras, plutôt jaunes que blonds, ses yeux clairs comme ceux d’un oiseau de proie, ses moustaches cirées, la raideur militaire de ses attitudes, formaient le contraste le plus complet avec les mines basanées, les poses naturelles et la nonchalance orientale de ses compagnons. Le seigneur albanais et le seigneur dalmate, après avoir bien raisonné de leurs négoces respectifs, auraient cru manquer de politesse en ne témoignant point le désir de connaître ce jeune homme qui les écoutait depuis long-temps ; c’est pourquoi ils l’invitèrent à parler à son tour. Le jeune homme ôta de sa bouche une grosse pipe de porcelaine et répondit d’un ton bref et un peu altier :

— Je suis Croate. Une affaire de famille m’attire à Venise. Puisque vos seigneuries le désirent, je leur dirai, ce qui se passe dans mon pays. Je fais partie d’une colonie militaire, et je vais plus souvent à l’exercice qu’à la charrue. De temps à autre, un inspecteur arrive à l’improviste et nous réunit subitement au moyen d’un signal d’alarme, comme si le feu était au village. Nos femmes et nos mères préparent à l’instant des vivres pour trois jours, et nous descendons dans la rue le fusil sur l’épaule et le sac au dos. Ou nous emmène quelquefois fort loin ; nous exécutons des manœuvres et des marches forcées ; nous couchons au bivouac, et puis nous rentrons à la maison.

— Et l’on vous paie sans doute une solde, dit l’Albanais, pour vous indemniser de vos frais et de votre peine ?

Le Croate jeta un regard d’épervier sur la façade fraîchement restaurée du palais Danieli.

— Notre solde est là-dedans, répondit-il, et nous saurons bien nous indemniser le jour où l’on nous permettra de descendre en Lombardie.

— J’entends, reprit l’Albanais : vous comptez sur la guerre et le butin ; mais il faut être les plus forts.