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— On dit que nous sommes là-haut cent cinquante mille hommes toujours prêts à marcher.

— Je préfère mon commerce au vôtre, murmura l’Albanais.

— Et moi de même, ajouta le Dalmate. La guerre n’engendre rien de bon. Pour un thaler de butin que le soldat prélève sur une pauvre cité, il cause au pays un dommage de mille thalers en pure perte. Jeune homme, les vents perpétuels de la Croatie vous ont trempé comme l’acier ; mais celui qui défend son nid, sa femme et ses enfans a la vie dure. La solde que vous espérez coûterait trop cher ; vous ne toucherez pas à ces palais, à ces chefs-d’œuvre précieux qu’on vient admirer de tous les coins du monde.

— Je déteste Venise, s’écria le jeune homme ; pas de quartier pour Venise !

— On ne vous la livrera point, dit l’Albanais ; ce morceau-là n’est pas pour les barbares.

Une Pagota qui courait sur le quai des Esclavons s’arrêta devant les trois buveurs de café.

— Bonjour, Knapen ! dit-elle au Croate. Que venez-vous donc faire dans cette Venise que vous détestez ?

— Je viens vous y chercher, Digia, répondit Knapen, et si je n’ai point commencé par aller chez vous, c’est que j’avais des renseignemens à recueillir sur votre conduite. J’ai appris ce que je voulais savoir ; nous pouvons nous expliquer à l’instant même. Depuis trois mois, vos parens attendent vainement la nouvelle de votre mariage. Ils ne vous ont point envoyée ici pour y devenir la maîtresse d’un gondolier. Vous avez donné vos épargnes à votre amant, et vos boucles d’oreilles, vendues à un orfèvre, ont servi à l’entretien de cette canaille, qu’un délit de contrebande avait conduit à l’hôpital. Je regrette de troubler des amours si honorables, mais il faut me suivre ; nous retournerons ensemble à Pago.

— Vous êtes mal informé, dit la jeune fille avec fermeté. Prenez de meilleurs renseignemens. Marco est un galant homme, et mon mariage n’a été différé que par des circonstances malheureuses, une banqueroute, un accident, une blessure grave. Demeurez ici trois semaines encore, et vous assisterez à mes noces. Je ne dis pas cela pour vous narguer, Knapen ; votre silence dédaigneux m’a trop bien appris…

— Et ma présence à Venise, interrompit le Croate, n’en concluez-vous rien ?

— Vous n’aviez pas attendu ma réponse pour donner votre cœur à un autre. À quoi bon vous écrire ? Mais aujourd’hui vous êtes séduite, et je viens vous tirer de la honte.

— Il n’y a point de honte, entendez-vous cela ? s’écria la Pagota en colère ; il n’y a point de fille séduite.

— Oh ! reprit Knapen, vous voilà bien acclimatée ! trompeuse comme une Vénitienne ! Vous avez déjà pris le parler enfantin et lascif des