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femmes de ce pays. Cependant, lisez cette lettre de votre père, et, si vous refusez ensuite de me suivre, j’irai annoncer au vieux Dolomir qu’il a perdu la cadette de ses filles.

Digia prit la lettre ; mais elle ne savait pas lire et se défiait de Knapen. Le seigneur albanais vint à son secours en lui donnant lecture de la mercuriale paternelle. C’étaient des reproches et des injures en style de paysan, et, bien que le lecteur s’efforçât d’en adoucir la crudité, Digia changeait de visage. À la fin, lorsqu’elle entendit que le vieux Dolomir la menaçait de sa malédiction, si elle ne rentrait chez lui avec François Knapen, elle chancela et tomba évanouie dans les bras du Dalmate. Les deux vieillards, naturellement lents et empêchés, ne savaient comment ranimer cette fillette pâmée. L’un lui frappait dans les mains en l’appelant cara fia, et l’autre lui jetait de l’eau en criant : « Elle s’en va ! Dieu saint ! serait-elle morte ? » Knapen immobile la regardait fixement.

— Vous êtes dur, jeune homme, dit l’Albanais quand Digia eut rouvert les yeux.

— Duristime, ajouta le Dalmate, et de plus injuste ou aveugle, car cette fille est innocente, et vous feignez d’en douter. La lettre du père n’a point de sens, puisqu’elle suppose l’enfant séduite.

— Digia Dolomir, dit le Croate sans s’émouvoir, je vous somme de me suivre à Pago.

— Mon bon Knapen, murmurait Digia, ne soyez pas impitoyable. Je ne puis partir.

— Quand vous serez majeure, reprit Knapen, vous pourrez vous faire courtisane, si telle est votre envie ; mais vous n’avez que dix-huit ans, et il faut vous résigner à vivre bien quelque temps encore.

— Point d’injures ! dit le seigneur albanais. Entendons-nous, jeune homme. À la fin de ce mois, je pars pour Trieste, Pago et Zara. Si dans trois semaines la petite n’est pas mariée, je la reconduirai chez son père sur mon brigantin.

— Digia Dolomir, reprit Knapen, êtes-vous, oui ou non, rebelle à l’autorité de votre père ? Refusez-vous, oui ou non, de lui obéir ?

— J’obéirai, dit la jeune fille. Quand voulez-vous partir ?

— Demain, par le bateau de Trieste.

Les passagers du pyroscaphe, réunis sur la rive de Saint-Blaise le lendemain, furent troublés dans leur sollicitude pour leurs bagages par une querelle violente entre deux hommes. Maître Marco, son bonnet noir sur l’oreille, les manches retroussées jusqu’au coude, les jambes écartées, le cou tendu comme le gladiateur combattant, s’opposait à l’embarquement de sa maîtresse. François Knapen s’avança d’un air calme et déterminé, les yeux fixés sur ceux de son adversaire, les poings serrés à la hauteur du visage, également préparé à l’attaque ou à la parade. Le seigneur albanais et le vieux Dalmate, qui rôdaient