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n’étaient point faits pour émouvoir le public ordinaire, devant lequel d’ailleurs Chopin n’apparaissait qu’à de rares intervalles. Chopin a été un compositeur inspiré, un poète subtil et charmant, dont l’imagination, remplie de chatoiemens et de rhythmes mystérieux, a reflété un monde étrange de rêves inachevés et de clartés fugitives.

Si M. Liszt eût voulu rester un simple mortel et parler tout bonnement de ce qu’il sait, personne n’eût été plus capable que lui de nous donner une bonne analyse de l’œuvre de Chopin, en signalant les sources premières où le compositeur polonais a puisé les élémens de son style, en faisant ressortir, comme cela lui appartenait, tout ce que l’art de jouer du piano a pu gagner à l’apparition de ce musicien exquis. En se renfermant ainsi dans la nature de son sujet, M. Liszt aurait pu écrire un livre utile que l’artiste aurait consulté avec fruit. Un plan si raisonnable ne suffisait pas, à ce qu’il parait, à la vaste ambition du célèbre pianiste, qui, à propos de Chopin, a fait une histoire de la Pologne, celle de la race slave tout entière et de bien d’autres choses encore. Qu’on ne s’imagine pas que nous prêtions à M. Liszt des intentions perfides qu’à force de malice nous aurions dégagées péniblement de l’ensemble de ses improvisations pittoresques. Voici, par exemple, comment M. Liszt définit l’art et le but que doit se proposer un génie novateur : « Les formes multiples de l’art, dit-il, n’étant que des incantations diverses destinées à évoquer les sentimens et les passions pour les rendre sensibles, tangibles en quelque sorte et en communiquer les frémissemens…, le génie se manifeste par l’invention de formes nouvelles adaptées parfois à des sentimens qui n’ont point encore surgi dans le cercle enchanté. » Qu’a voulu dire M. Liszt par cette accumulation incohérente de mots dont l’impropriété est le moindre défaut ? Que l’art dans ses formes diverses a pour but l’expression des sentimens, et que le génie se manifeste par l’invention de formes nouvelles qu’il approprie à des passions ou à des sentimens qui n’existaient pas avant lui ? Il y a dans ces quelques lignes un lieu-commun suivi d’un gros non-sens. Si l’art, dans sa plus vaste compréhension, a été créé pour donner un langage à des sentimens qui s’agitent au fond de l’ame, comment un génie créateur peut-il inventer des formes nouvelles pour exprimer des passions qui n’existent pas encore ? M. Liszt ajoute : « Peut-on espérer que, dans ces arts où la sensation est liée à l’émotion sans l’intermédiaire de la pensée et de la réflexion…, la seule introduction de formes et de modes inusités ne soit déjà un obstacle à la compréhension d’une œuvre ?… » Tout le livre de M. Liszt est écrit de ce style où la sensation est liée à l’émotion, sans l’intermédiaire, de la réflexion.

Une bonne étude sur Chopin reste encore à faire. Le vrai mérite de l’improvisation de M. Liszt, c’est de pouvoir fournir quelques renseignemens utiles à celui qui voudrait l’entreprendre. Chopin n’a pas été un génie isolé. En analysant son œuvre d’un œil attentif, on pourrait y signaler trois sources différentes d’inspirations. Chopin procède d’abord du grand mouvement musical dont Beethoven et Weber ont été les propagateurs. Il ajoute à cette donnée fondamentale, qui a donné l’éveil à son imagination, certaines formes rhythmiques, certaines harmonies étranges qu’il a dû puiser dans les chants populaires de la Pologne et des peuples du Nord ; puis son cœur et son génie