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de ses opéras et d’être tout à la fois le poète qui conçoit et le musicien qui exécute. Prise dans sa généralité, l’idée de M. Wagner n’est pas nouvelle ; c’est l’idée de Gluck et de Grétry, celle de toute l’école française, et qu’on retrouve au XVIe siècle chez les créateurs de l’opéra. En un mot, le système dont M. Wagner se croit l’inventeur est l’une des deux manifestations bien connues de l’esprit humain ; il s’appelle tout simplement le réalisme. Sauf la différence dans l’exécution, que nous ne pouvons pas apprécier, M. Wagner procède du même principe que M. Courbet, peintre français dont on a pu admirer au dernier salon les belles conceptions. Non-seulement M. Wagner se croit l’inventeur d’un système qui est aussi vieux que la musique même, mais il en poursuit la réalisation avec une telle brutalité logique, que ce n’est plus un opéra qu’on entend, mais un prêche, un discours en trois points où toutes les formes mélodiques disparaissent sous un récitatif décharné. L’air, le duo, le trio, les ensembles qui se limitent par des transitions, par des coupures aussi nécessaires à l’intelligence du public qu’à l’expression des sentimens et à la variété des effets, sont sacrifiés par M. Wagner à la rigueur d’une peinture systématique des caractères et des situations qui nous ramènerait aux opéras de Monteverde, où chaque personnage est toujours accompagné par les mêmes instrumens, afin de lui conserver l’intégrité de sa physionomie dramatique. Voilà les étranges puérilités que M. Wagner nous donne pour de nouvelles inventions, et qui excitent l’admiration de M. Liszt. Si toute la musique de M. Wagner ressemble à l’ouverture de son opéra de Tannhäuser que nous avons entendue à Paris aux concerts de la société Sainte-Cécile, nous comprenons le besoin qu’a eu le compositeur d’abriter sa pauvreté d’invention sous la fausse théorie dont nous venons d’exposer les principes. Cette ouverture, d’une incommensurable longueur, mal dessinée, et qui forme une succession infinie de combinaisons sonores dont il est bien difficile d’expliquer le sens, parait à M. Liszt un chef-d’œuvre qui doit faire époque dans l’histoire de l’art, et qui renferme la peinture de choses aussi merveilleuses que celles qu’il a découvertes dans les compositions de Chopin. Voici comment il s’exprime sur cette ouverture dans un écrit qu’il a publié en Allemagne pour la défense de M. Wagner. « Si nous nous étendons longuement sur le nouvel opéra de M. Wagner (Tannhäuser), c’est que nous avons la conviction que cette œuvre renferme un principe de vitalité qui lui sera un jour généralement reconnu… Nous ferons remarquer aussi qu’on ne saurait prétendre d’un poème symphonique qu’il soit écrit d’une manière plus conforme aux règles de la langue classique, qu’il ait une plus parfaite logique dans l’exposition, le développement et le dénoûment des propositions. » On voit que M. Liszt a ses raisons pour défendre les œuvres qui sont conçues sans logique et manquent aussi bien d’exposition que de dénoûment.

La préface de M. Wagner contient bien d’autres énormités que celles que nous en avons extraites. Il y a toute une théorie sur le progrès de l’esprit humain dont l’application rendrait impossibles les chefs-d’œuvre, ou, pour parler comme M. Wagner, le monumental dans l’art. Cette théorie sur le progrès est fortifiée par un point de vue tout aussi nouveau sur la définition du génie créateur, qui ne serait plus un don gratuit de la bonté divine, mais un