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et de préjugés puérils ; puis c’était cet idiome simple, imagé, pittoresque, énergique et original qu’on rencontre surtout à la campagne, et, sans qu’il s’en doutât, il recueillait de ce commerce quotidien ces qualités spéciales de sentiment et de couleur populaires qu’il ne devait pas tarder à porter dans ses écrits. Quelque peu de penchant qu’il eût à la rêverie, Kriloff aimait cette vie libre et ouverte des champs, ces courses sur les bords du Volga, le grand fleuve moscovite., ou bien à travers les plaines ondulées de Saratoff, vaste océan d’épis qui se balance sous l’aile de la brise ; il se plaisait au milieu de cette nature exubérante, un peu mélancolique comme toutes les grandes solitudes, mais féconde et souriante ; puis, tout le temps qu’il ne donnait point à ses chers moujiks ou à ses courses solitaires sur les rives du Volga, il le consacrait à l’éducation des enfans du prince Galitzine, reconnaissant de cette manière l’hospitalité qu’il en recevait, laquelle eût été sans cela un poids trop grand pour son amour-propre.

Cette vie rustique, qui compléta réellement le poète encore inconnu, dura trois ans. Ainsi préparé par le spectacle de la nature et des mœurs populaires, Kriloff retourna dans la capitale, où l’attirait irrésistiblement le mouvement du monde et de la pensée ; mais, pour se rendre de Saratoff à Saint-Pétersbourg, il fallait passer par Moscou, à ce moment le centre principal de la littérature. À Moscou, son nom n’était pas oublié, et il y reçut de la société lettrée un accueil plein d’empressement et de sympathie. Dmitrieff, qui était alors un des maîtres de la poésie et qui semblait pressentir son génie sans redouter un rival, l’engagea à traduire deux fables de La Fontame : la Fille et le Chêne et le Roseau, Kriloff traduisit les fables qu’on lui indiquait, et sa traduction frappa Dmitrieff par son originalité comme par son caractère pittoresque. Le poète l’envoya incontinent au Spectateur de Moscou, qui la publia. Le succès fut immense, les applaudissemens unanimes. La voie de Kriloff était trouvée. Comme La Fontaine, il était fabuliste et grand poète, et cependant sa vieille passion pour le théâtre n’était point encore morte ; elle se réveilla une dernière fois, et la scène donna de lui trois nouvelles pièces[1], qui n’étaient guère supérieures à ses premiers essais. Ce furent ses dernières tentatives dramatiques. Désormais il se consacrera tout entier à la muse de l’apologue et du conte populaire. Kriloff avait atteint sa quarantième année.

Nous avons suivi avec quelques détails cette première période de la vie du fabuliste russe, parce qu’elle se rattache, on a pu le voir, au tableau général de la littérature de cette époque, auquel elle ajoute même plus d’un trait. Il nous a paru curieux d’assister à l’éclosion de cette intelligence qui n’eut d’autre maître qu’elle-même, à l’activité inquiète de cet esprit avide de renommée, qui va essayant tous les genres et ne se laissant décourager par aucun obstacle. Cette première époque de la vie de Kriloff forme d’ailleurs un contraste frappant avec la seconde, où l’inquiétude d’un talent qui se cherche fait place à la sérénité d’une imagination qui, désormais sûre d’elle-même, s’abandonne à une sorte de paresseuse insouciance.

Les Russes ont toujours eu un penchant à la satire et à l’épigramme ; c’est un poète satirique qui ouvre leur littérature moderne. Kantémire débrouille

  1. Le Magasin de Modes, la Leçon aux Filles et un opéra : Igor Bogatch {Igor le Riche).