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manches écourtées ? Tout cela vient de cet esprit de bizarre incurie qui aime les larges façons et les grandes manières, de cette horreur des chiffres et du lendemain inhérente au caractère russe, de cette nature slave, en un mot, habituée dès long-temps à l’épanouissement d’une vie que notre civilisation occidentale n’avait pas encore soumise aux soins de l’économie et des calculs quotidiens. Nous qui n’apercevons les Russes que chez nous, où ils arrivent munis d’excellentes lettres de crédit, et qui les voyons royalement mener la vie, nous nous les figurons tous dans leur pays cousus de roubles et possédant au moins une mine d’or en Sibérie. L’erreur est grande. — Il est tel de ces Russes qui n’est venu jouer pendant un hiver ou deux un rôle brillant à Paris que grâce à quelque kaftan raccommodé à la manière de Trichka, — je veux dire au moyen d’un emprunt dont les intérêts grèvent ses biens et les amoindriront bientôt. Le gouvernement a créé une banque spéciale de crédit foncier, appelée banque d’emprunt, dans l’intention de sauver le seigneur obéré des mains des usuriers, qui ne prêtent qu’à d’énormes intérêts, de 10 à 15 pour 100, et sur bonnes lettres de créance qui engagent la fortune. La banque de crédit leur prête à un intérêt moindre, 8 pour 100, dont une partie est consacrée à l’amortissement de la dette. Malheureusement le service des intérêts est mal fait ; les arriérés s’accumulent bientôt, et il arrive presque toujours que le gage reste à la couronne[1], qui le garde en toute propriété après en avoir payé le surplus a son débiteur. Il faut dire que les paysans qui peuplaient ces terres, par le seul fait de leur adjonction au domaine de la couronne, deviennent libres et passent à l’état de fermiers.

Quelques fables qu’il nous suffira d’analyser achèveront de donner une idée de la manière du fabuliste russe, avant que nous arrivions à de petits poèmes qui, dans leur cadre étroit, forment de véritables satires philosophiques et morales. Dans le Paysan et l’Ouvrier, l’instinct mercantile des classes inférieures de la société russe est vivement mis en relief. Un paysan et un ouvrier sont surpris par un ours au milieu d’un bois. Le premier tombe bientôt, terrassé par le monstre ; mais son compagnon, armé de sa hache, qu’il maniait avec adresse, se précipite sur la bête, qu’il a le bonheur de tuer. Son compagnon est délivré. « Ah ! dit alors celui-ci en se relevant et considérant l’ours abattu, que tu es maladroit ! Regarde quelle belle fourrure tu as abîmée ! »

Dans le Moujik et le Renard, c’est un pauvre homme du peuple qui fait la morale au plus rusé des animaux. Comment peut-il exposer sa vie pour quelque méchante volaille arrachée à son poulailler ? car enfin on l’attrapera tôt ou tard, et alors on sera sans pitié. Il lui propose un traité. Le renard sera grassement entretenu, lui et sa famille, à la condition de respecter à l’avenir les poules du moujik. Le renard accepte, et l’homme, désormais rassuré, eut bientôt le plus beau poulailler des environs ; mais voici qu’un beau jour le renard, oubliant sa promesse, pénètre dans le poulailler et le remplit de carnage. « O voleurs ! s’écrie le fabuliste, vous serez toujours voleurs ! »

Les Fleurs artificielles et les Fleurs naturelles renferment, sous une forme piquante, une leçon qui semble s’adresser aux talens factices que l’imitation

  1. La loi a déterminé le temps, qui est de plusieurs années, au-delà duquel, les intérêts n’étant pas payés, la terre engagée est retenue.