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des littératures étrangères avait multipliés en Russie. Les fleurs artificielles veulent disputer aux fleurs naturelles la fraîcheur et l’éclat des couleurs. Une pluie survient. Les fleurs artificielles tombent souillées pour ne plus se relever, tandis que les autres se redressent plus fraîches et plus odorantes. — La pluie, c’est la critique qui tue les ouvrages aux beautés factices, tandis qu’elle relève la valeur réelle des œuvres créées par le talent.

Le Bluet contraste avec les Fleurs artificielles : c’est presque une élégie que cette fable touchante. Le soleil est depuis plusieurs jours caché dans les nuages ; la fleur modeste se meurt faute de ses rayons, et les implore avec larmes. Le hanneton, qui entend cette plainte, gourmande l’indiscrète. Le soleil, selon lui, a bien d’autres affaires que de s’occuper de la fleurette. Les vastes champs, les monts, le chêne surtout, voilà ce qui mérite ses regards. Cependant les nuages se dissipent, les rayons de l’astre du jour tombent sur la terre, et la petite fleur en prend aussi sa part.

Tous ces sujets, on peut le voir, se développent sans effort ; leur sens allégorique se détache nettement de la fable, et la morale qui en ressort est tout aussi aisée à saisir. Plusieurs de ces apologues sont dirigés contre les critiques injustes ou malhabiles. La guerre à la mauvaise critique était une des préoccupations dominantes de l’époque où Kriloff écrivait. C’était une des conséquences du grand mouvement d’où devait sortir peu à peu la littérature nationale. C’est encore sur le terrain de la satire littéraire que nous conduit cette fable du Paroissien dirigée contre l’intolérance des coteries :

« Il existe des hommes ainsi faits : soyez de leurs amis, et votre talent est reconnu, on vous accorde même du génie ; n’en soyez pas… oh ! alors, fussiez-vous le chantre le plus admirable, non-seulement vous ne devez vous attendre à aucune louange, mais pas même à la moindre charité. — Peut-être serai-je désagréable à plus d’un, mais, au lieu d’une fable, je veux raconter ici une histoire.

« Un prédicateur prêchait dans un temple. — On eût dit à son éloquence un héritier de Platon[1]. Il enseignait les bonnes œuvres à ses auditeurs : son discours s’épanchait de ses lèvres onctueux comme un rayon de miel. La vérité s’y dévoilait aussi pure qu’un collier d’or. Il élevait les cœurs à Dieu, exaltait les sentimens, et condamnait ce monde d’orgueil et de vanité.

« Il s’arrêta ; mais tous l’écoutaient encore, et, ravis en esprit, ne sentaient point les larmes qui coulaient doucement sur leurs joues.

« Lorsqu’on fut sorti de la maison de Dieu, on s’entretint du prédicateur. — Quel admirable talent ! quelle onction ! quelle chaleur ! avec quelle force irrésistible il entraîne les âmes !…

« — Mais toi, l’ami, tu dois être d’un naturel bien dur que tu ne laisses voir aucune trace de pleurs,… ou c’est peut-être que tu n’as pas compris ?… - Pas compris ? Allons donc ! Comment ne pas comprendre ?… Mais à quel propos m’attendrirai-je ? Je ne suis pas de cette paroisse. »

Cette fable a un pendant charmant, le Coucou et le Coq, allégorie peut-être plus directe, s’il faut en croire les Russes, qui donnent aux deux oiseaux deux noms de journalistes fort connus. Or ces deux volatiles s’appellent des

  1. Archimandrite de Moscou, célèbre par son éloquence. Il mourut en 1812.