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et encore ne sauraient-elles s’y tenir debout. — Mais un concombre dans lequel deux personnes pourraient entrer n’en est pas moins un légume fort étonnant… Cependant j’insiste sur la supériorité de notre pont, sur lequel un menteur ne peut faire dix pas sans le voir manquer sous lui. Tout en reconnaissant que ton concombre romain est une vraie merveille… — Écoute, dit enfin le menteur en interrompant son malin compagnon, au lieu de prendre par le pont, ne pourrions-nous pas suivre les bords de la rivière ? »

C’est bien là le vieux fabliau dans toute sa gaieté narquoise. Quelquefois aussi le fabuliste russe abandonne les textes de morale pratique, les drames populaires, les fantaisies pittoresques pour aborder des sujets d’une portée plus haute. Trois fables se présentent ici, qui sont de magnifiques poèmes où les plus éclatantes couleurs du style s’unissent admirablement à la grandeur des idées. Ce sont les Impies, les Plongeurs, les Feuilles et les Racines.

La première est dirigée contre l’impiété, le blasphème et l’athéisme. « Il y eut un peuple dans l’antiquité, la honte des peuples, tellement endurci dans son cœur, qu’il déclara la guerre aux dieux. » Le tableau de cette foule révoltée et s’apprêtant au combat est dessiné en traits magnifiques. Les dieux sont effrayés dans le ciel et se pressent autour de Jupiter, qui les rassure. L’attaque commence ; les airs sont obscurcis de pierres et de flèches lancées par les impies ; mais ces projectiles, qui ne peuvent arriver jusqu’aux dieux, retombent sur les têtes des coupables, qu’ils punissent de leur folle révolte. Il en arrive de même des blasphèmes des hommes contre la Divinité.

La fable des Plongeurs roule sur une grave question : les sciences peuvent-elles donner le bonheur à l’humanité ? Faut-il les considérer comme un bien ? faut-il les regarder comme un mal ? Vieille question agitée depuis des siècles par les philosophes, et dont les solutions les plus contraires peuvent être également vraies et également fausses. — Un tsar, dans la fable russe, se creuse la tête pour trouver le mot de ce problème difficile. Il réunit son conseil, il appelle toutes les intelligences supérieures qui peuplent son empire. Ni les hommes d’état ni les savans ne peuvent le satisfaire. Un jour, ayant égaré ses pas dans la campagne, il rencontre un solitaire auquel il fait part du souci qui le préoccupe en lui demandant son opinion. Le solitaire se recueille un instant et lui raconte ensuite une parabole : « Trois frères, dit-il, avaient quitté la pêche du poisson pour celle des perles. Le plus jeune, faible et paresseux, ne jetait pas même ses filets dans la mer ; il demeura pauvre. Le second, robuste et avisé, choisissait les bons endroits non loin de la rive, plongeait et ramenait d’excellent butin ; il devient bientôt riche. Ce que voyant, le troisième frère pensa que, s’il plongeait aux lieux les plus profonds de l’océan, il en rapporterait de plus grandes richesses : il le fit et y resta. O tsar ! ajouta le sage, on peut puiser beaucoup de bien dans la science ; néanmoins un esprit audacieux peut y trouver un abîme et la mort. Heureux encore s’il n’entraîne personne dans sa perte ! »

Nous préférons la dernière de ces trois fables, celle des Feuilles et des Racines, charmante et poétique leçon de droit social. Par une belle matinée d’été, jetant leur ombre dans la vallée, les feuilles s’entretenaient avec les zéphyrs et se vantaient : — Elles font l’ornement de la vallée et sont la parure de l’arbre qu’elles couronnent ; que serait-il sans elles ?… C’est sous leurs bouquets que