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population moscovite ; on apprend à les connaître, on en voit la physionomie, on en entend le langage ; on aime surtout la figure du bon moujik, quelquefois légèrement ingrat commit celui que son compagnon délivre des griffes de l’ours, un peu léger comme frère Yégor, qui incendie sa maison sans le vouloir, irréfléchi comme Trichka, qui raccourcit outre mesure la robe de son kaftan ; mais, au demeurant, bon et loyal, laborieux et patient, aimant son isba, sa famille, son vieux père, fidèle au tsar, craignant Dieu et redoutant le diable. D’ailleurs, dans ce voyage, tout est charmant, inattendu, plein de choses curieuses. Vous êtes en compagnie d’un trouvère piquant et qui connaît la contrée ; il vous l’explique en maître. Sa fable moderne prend volontiers les allures et les couleurs de l’ancien fabliau, comme dans les Trois Moujiks ; alors le récit a quelque chose de plus pénétrant et de plus malin ; ce n’est plus une fable, c’est un conte ; ce sont des hommes réels, qui vivent, parlent, agissent ; c’est la forme du vieux récit avec la pensée moderne ; c’est la finesse de l’esprit ancien s’appliquant à des ridicules contemporains. Ce mélange si rare de naïveté et de verve satirique atteint son expression la plus complète peut-être dans la fable intitulée le Menteur.

« Un noble, dit le poète, revenu depuis peu des pays lointains, se promenait avec un ami. Il lui parlait avec exaltation des contrées qu’il avait parcourues, des choses qu’il avait vues, et ajoutait à la vérité bon nombre d’inventions. C’était, à ce qu’il parait, un de ces Russes qui se plaisent à vanter systématiquement les pays étrangers aux dépens de la terre natale. Celui-ci maltraitait fort la pauvre Russie avec son climat variable, ses neiges glacées, et quelquefois son soleil dévorant, tandis que dans les contrées qu’il avait visitées le climat est toujours doux et tempéré ; on n’y connaît pas les ombres de la nuit, et l’année entière, à l’entendre, ne compte que des journées de mai ; on n’y sème point, on n’y plante point, et pourtant tout y fleurit et mûrit à souhait. À Rome, par exemple, il a vu un concombre… le xroira-t-on jamais ?… en vérité, il était grand comme une montagne.

« L’ami écoute ces beaux récits sans s’étonner. — Quelle merveille ! dit-il ; en vérité, le monde est rempli de merveilles ! seulement, on ne les remarque pas toutes. Par exemple, nous-mêmes, en ce moment, nous approchons d’une chose dont nulle part, j’en suis certain, on n’a vu la pareille. Tu vois ce pont jeté sur cette rivière que nous devons traverser ? — Eh bien ? — Eh bien ! il a une qualité étonnante, pas un menteur ne saurait y passer sans qu’il ne s’entr’ouvre aussitôt sous ses pieds. — Et la rivière, comment est-elle ? — Elle est fort profonde. Tu vois que ce pont vaut bien ton concombre romain, qui est, as-tu dit, aussi grand qu’une montagne. — Ai-je dit une montagne ? Dans tous les cas, il est bien de la grosseur d’une maison. — N’importe, le pont que nous allons traverser n’en est pas moins une merveille avec son aversion pour les menteurs. Cette année, tout le monde le sait, il s’est entrouvert sous les pas de deux journalistes et d’un tailleur, qui ont été engloutis par les flots. Cependant, si le concombre est grand comme une maison, il ne laisse pas d’être encore une assez piquante curiosité. — Pas autant qu’on pourrait croire, vois-tu ? car, pour dire les choses comme elles sont, les maisons de là-bas ne sont pas de la grandeur des nôtres, de nos palais surtout ; ce sont de vraies bicoques, mon cher,.où deux personnes à peine peuvent pénétrer,