Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 15.djvu/944

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et avec lui les nombreux aventuriers français qui vont chercher en Amérique l’emploi d’une éducation libérale continuèrent d’éviter une côte qui, en redevenant hospitalière, devenait improductive. Par contre, autour du roi Christophe, dont le despotisme avait imprimé une impulsion fabuleuse à la production, et qui prétendait organiser l’instruction aussi violemment que le travail, c’est la terreur qui créa le vide. Nos émigrans éprouvaient une répugnance bien naturelle à aller remplir les cadres universitaires d’un pays où le titre de Français équivalait, presque aussi sûrement que sous Dessalines, à un arrêt de mort, et ceux de nos navires qui osaient s’aventurer, sous pavillon d’emprunt, vers ces parages maudits, évitaient surtout d’y apporter des livres, ce qui eût trahi leur nationalité. Christophe ne se bornait pas à repousser les Français, que les nombreuses affinités de mœurs, d’idées et de langage créées par le régime colonial désignaient comme les instituteurs naturels de son peuple ; il imagina un beau jour de naturaliser dans les écoles l’idiome anglais, et, si elle échoua faute de temps, cette extravagante réforme ne fut pas moins une diversion très fâcheuse pour l’éducation nationale, dont elle stérilisait les premiers germes. Peu s’en fallut même que la langue des tyrans, comme l’appelaient les quatre ou cinq pacotilleurs anglais et américains qui trouvaient leur compte à exploiter la gallophobie de Christophe, n’eût à subir une concurrence plus excentrique. Le monarque ayant un jour demandé ce qu’était son homonyme le cacique Henri, on lui répondit galamment que la cacique Henri avait été le dernier défenseur de l’indépendance haïtienne, comme lui, Henri Ier, en était le restaurateur. Vivement intéressée par ce rapprochement, sa majesté ordonna aux lettrés de sa cour de retrouver quelque morceau de littérature aborigène qui le justifiât. La race et la langue aborigènes avaient entièrement disparu, mais le mot « impossible » avait également disparu du dictionnaire de Christophe. Les lettrés se mirent donc en campagne, et quelques jours après ils rapportaient un fragment de la Marseillaise haïtienne, qui fut chanté avec beaucoup de succès à la table du roi. Le fragment en question se composait de quatre uniques syllabes : Ayo bombé ! et il fut décidé que ces quatre syllabes signifiaient mot à mot : « Mourir plutôt que d’être asservis. » Quelle belle langue que le turc ! — le caraïbe, veux-je dire. Dieu sait où se fût arrêtée cette nouvelle manie d’Henri Ier, si l’écho lointain des réminiscences que la restauration mit chez nous à la mode n’était venu donner un autre cours aux préoccupations de sa majesté, qui, oubliant tout à coup le cacique Henri, ne voulut plus être comparée qu’à Henri IV, dans la langue d’Henri IV et sur l’air de Vive Henri IV !

Le caraïbe et l’anglais tombèrent donc à leur tour en défaveur ; mais sans grand profit pour le français, car dans l’intervalle les gens