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de couleur, sur qui pesaient de continuelles menaces d’extermination, avaient émigré presque en masse vers les états de Pétion, emportant avec eux la seule lueur de civilisation française qui restât dans les états de Christophe. Cette concentration de la classe éclairée dans l’ouest y produisit par compensation des résultats intellectuels très curieux.

Découragés par le manque de débouchés, de capitaux et de bras dans leurs essais d’exploitation agricole, les anciens libres s’étaient peu à peu agglomérés dans les villes, où ils allaient demander des moyens d’existence au commerce de détail, et, comme les acheteurs ne se multipliaient pas dans la proportion des marchands, la liberté d’association et de réunion vint fort à propos offrir un aliment à l’oisiveté de ceux-ci. Toute commune importante eut une ou plusieurs loges maçonniques, et ces loges, grâce à l’interdiction dont la politique y était frappée, devinrent de petites réunions littéraires, de véritables écoles d’enseignement mutuel, où chacun apportait, sous forme de dissertations, de toasts, de fables, d’essais dramatiques, de chansons ou d’oraisons funèbres, son contingent d’élucubrations et de réminiscences. Quelques journaux à publicité irrégulière, que Pétion subventionnait sans distinction d’opinion en leur abandonnant gratis soit les presses, soit le papier du gouvernement, divers théâtres d’amateurs, la tribune du sénat, le droit de pétition, les réunions électorales triennales et surtout les fêtes civiques, qui étaient et sont encore l’occasion de nombreux discours, offrirent à cette littérature renaissante d’autres débouchés.

Cependant plus on écrivait, et plus le besoin d’une grammaire se faisait sentir. L’un des doyens du groupe lettré, Desrivières-Chanlatte, directeur et un moment unique ouvrier de l’imprimerie nationale, répondit au vœu général ; il rédigea de mémoire, composa et imprima à lui tout seul un abrégé de grammaire française. Il allait même y joindre un traité de rhétorique, lorsque la mort vint l’arrêter à temps ; — car, Dieu merci, ce n’était pas la rhétorique qui manquait : à la double couche d’emphase révolutionnaire et d’emphase africaine qu’avait léguée le passé s’était superposée une troisième alluvion non moins fertile en métaphores. J’ai dit que les livres des colons avaient été lacérés et non pas brûlés ; la superstitieuse vénération des négresses pour le papier parlé et la sollicitude plus positive des épiciers du pays en avaient donc sauvé des fragmens, parfois même des volumes entiers, que les lettrés ou ceux qui voulaient le devenir se mirent à collectionner avec une véritable passion. Ce sauvetage de contrebande s’était naturellement exercé sur les formats portatifs[1],

  1. Un seul grand ouvrage avait pu être sauvé, c’était un exemplaire de l’Encyclopédie, lequel forma plus tard la bibliothèque de Pétion.