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que l’écho lointain de quelques sifflets. Peu d’années après[1], le débutant éconduit, révélait, dit-on, comme poète, comme auteur dramatique et comme acteur, des qualités de premier ordre. Dupré, c’était son nom, a composé sept ou huit pièces, toutes jouées, et par lui-même, avec un succès fou ; mais, soit pauvreté, soit insouciance, il n’en a fait imprimer aucune, et, par un superstitieux caprice de piété conjugale, sa veuve (il a péri dans un duel) refuse obstinément d’en livrer le seul manuscrit connu. Le peu qu’il m’a été possible d’en ressaisir dans la tradition orale laisse cependant entrevoir les traits caractéristiques de ce talent inédit.

Mérite doublement rare et pour l’époque et chez un homme dont l’esprit était saturé de tragédie française, Dupré est, avant tout, Haïtien ; drame ou comédie, ses pièces sont exclusivement consacrées aux événemens ou aux caractères nationaux. La plus estimée de ses comédies a pour sujet la lutte encore persistante des vieilles mœurs coloniales contre le puritanisme relatif créé par la liberté. Un négociant anglais, frais débarqué, demande en placement, c’est le mot reçu, une jeune fille. L’éducation, la pudeur, l’amour, défendent celle-ci, qui a déjà donné sa foi à un jeune homme du pays, et la mère ou l’aïeule, contemporain et d’une époque où les filles de couleur tiraient plus vanité de devenir la maîtresse d’un blanc que la femme d’un noir ou d’un jaune, va au-devant des désirs de l’Européen. Livrez cette situation à un esprit vulgaire, et il n’aura rien de plus pressé que d’enlaidir la figure des deux tentateurs pour faire repoussoir à la pureté de la jeune fille ; la comédie devient alors un lourd mélodrame où l’ame du spectateur est constamment froissée, et d’où disparaissent d’avance toute variété de caractère, tout imprévu de situation. Dupré n’en a eu garde. Cet acheteur de filles, qui pourrait être si aisément odieux, est tout simplement ridicule ; l’auteur force même à dessein cette nuance en le faisant s’exprimer dans un intraduisible baragouin anglo-créole qui donne lieu aux coqs-à-l’âne les plus plaisans. Cette mère entremetteuse frisait de bien près l’horrible, et elle se sauve à force de réalisme grossier et naïf. On comprend tout d’abord qu’elle est de bonne loi. Il n’entre véritablement pas dans sa tête qu’une fille bien née puisse repousser les flatteuses avances du « capitaine ; » car, pour l’antique

  1. Sous Pétion. L’histoire du théâtre haïtien remonte de fait à l’avènement de Dessalines. Des cette époque, les jeunes gens de Port-au-Prince composaient et jouaient des mélodrames qui avaient pour sujet les principaux épisodes de l’expédition Leclerc. Tout ce que nous savons de ces essais, probablement informes, c’est qu’ils étaient applaudis avec fureur. Le favori en titre de Dessalines, le colonel Germain Frère, ajoutait encore à l’enthousiasme des spectateurs en se promenant dans la salle la tête chargée d’un énorme bonnet à poil, où se* lisait en lettres rouges : HAÏTI ; TOMBEAU DES FRANCAIS.