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pécheresse (et ceci était encore un trait calqué sur nature), tout Européen galant et généreux est nécessairement un capitaine de navire, l’adorable capitaine de ses belles années qui, à chaque voyage, prodiguait sans compter amour et friandises, — friandises dont le souvenir vient lubréfier les lèvres et allumer les yeux de la vieille, bien morts, — hélas ! pour le reste. « Ma fille, c’est capitaine ! ma fille, c’est madère !!! ma fille, c’est jambon !!! » Voilà, dans leur caractéristique crescendo, ses argumens décisifs. Cette mère est évidemment moins dépravée que gourmande. Ainsi se dessinent, chacun avec son comique propre, c’est-à-dire par le seul côté qui les différentie, deux types qui semblaient condamnés à faire double emploi dans l’odieux. Ainsi encore, et c’est l’essentiel, trouve grâce devant le rire le révoltant de cette donnée. C’est là du bien gros rire, j’en conviens ; mais aux mets lourds les condimens énergiques, et Dupré imitait ou devinait Molière, qui, souvent engagé dans des données tout aussi brutales, par exemple celle d’un vieillard bafoué par ses enfans, ne dédaigne pas d’en sortir par l’issue de la bouffonnerie. Disons plus : Dupré esquivait ici du même coup deux écueils contraires. Si une fraction des spectateurs partageait déjà toutes les délicatesses d’un public européen, la majorité n’en avait pas la moindre idée, et n’eût trouvé dès-lors rien de dramatique, rien que d’effacé et de froidement vulgaire dans la peinture sérieuse d’une chose aussi généralement acceptée que la prostitution des placemens. Le grotesque venait donc jeter ici fort à propos son énergique relief. Le même procédé scénique avait ce double avantage de voiler suffisamment la situation pour le public d’élite et de l’accentuer suffisamment pour le gros public. Qu’il y ait dans cette trouvaille plus de hasard que de calcul, je suis disposé à le croire ; mais il n’y a que les comiques de bonne race pour tomber sur ces hasards-là. Dupré savait-il faire mouvoir ses personnages aussi bien qu’il les posait ? On n’en pourrait juger qu’à la représentation ou à la lecture. J’ai cru cependant entrevoir dans la même pièce une scène à la Beaumarchais, moitié rire, moitié larmes ; c’est celle qui met pour la première fois en présence la vieille s’efforçant d’appeler l’attention de l’Anglais pour nouer affaire avec lui, l’Anglais cherchant à éviter la vieille pour causer plus librement avec la jeune fille, et la jeune fille indécise entre deux douleurs, deux craintes, deux hontes : — celle de paraître adhérer aux propositions de l’Anglais en restant, — celle de laisser le champ libre aux compromettantes naïvetés de sa mère en sortant. Encore un effet qui serait perdu si la vieille était sciemment et froidement infâme. La jeune fille puiserait alors le mépris et l’indifférence dans l’excès même de son désespoir ; mais ce n’est qu’une mère terrible, parfaitement honnête à sa façon, ne déméritant au fond ni le respect ni l’affection de son enfant, dont elle ne croit