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éclatans de son cœur généreux, reprend le duc de Lemo, il est une autre justice à lui rendre : il est le seul, oui, le seul qui ait su concilier deux choses que la malice et la perversité des hommes avaient voulu jusqu’ici faire passer pour incompatibles, je veux dire la royauté avec la liberté. Aussi voit-on à Haïti l’exemple d’un peuple heureux, indépendant et libre, sous un roi digne de l’être. » - « C’est le plus haut point de perfection auquel un mode de gouvernement puisse atteindre, riposte le duc de Lévança, et Haïti se glorifie d’avoir résout, à sa satisfaction, ce grand problème ; mais, mon cher duc, tandis que nous nous entretenons de ce bon roi, où est-il ? etc. »

En effet, un terrible sanglier a dispersé chiens et chasseurs, comme nous l’apprend ce duo, qui, si tout n’était pas parfaitement sérieux dans l’œuvre de Chanlatte, pourrait être considéré comme une fort spirituelle parodie des janoteries consacrées par la littérature des livrets.

LE DUC DE LÉVANÇA.

La belle proie ! ô l’énorme animal !
Rien n’est égal à tant de résistance.

LE DUC DE LEMO.

Dans ces forêts il n’a point de rival,
D’après son choc, ses terribles défenses.

ENSEMBLE.

De nos chiens écarter la troupe,
Ce ne fut pour lui qu’un moment.
Comme il sut, fondant sur nos gens,
D’un cheval enlever la croupe !

LE DUC DE LÉVANÇA.

La belle proie ! ô l’énorme animal !
Rien n’est égal à tant de résistance.
D’après son choc, ses terribles défenses,
Dans ces forêts, il n’a point son égal,

LE DUC DE LEMO.

Dans ces forêts, il n’a point de rival.
J’en jure par ses terribles défenses !
Quel feu ! quel choc ! et quelle résistance !
La belle proie ! ô l’énorme animal !

J’abrège, bien entendu. En un mot, depuis que ce sanglier s’est mis à chasser les chasseurs, sa majesté n’a pas reparu ; lui serait-il arrivé malheur ? Dans la réalité, les deux ducs auraient dansé de joie à cette seule idée. Christophe avait, en effet, la désagréable habitude de rêver la nuit de ses favoris, notamment de ceux qui l’avaient gagné, le soir précédent, au jeu, et comme il était dans ses principes de faire tuer[1]

  1. Il les tuait parfois sans prétexte et de ses propres mains ; ces sortes d’accès s’annonçaient par le frémissement d’une grosse veine qui lui partageait le front. Christophe avait du reste ses quarts d’heures de bonhomie et de gaieté, durant lesquels il obligeait ses ducs, ses comtes et ses barons à imiter l’aboiement du chien, et leur distribuait amicalement des coups de canne. Puis il les invitait à son punch royal. C’était un punch de sa composition. Il forçait les invités à s’en enivrer pour surprendre dans les indiscrétions de l’ivresse quelque aveu de nature à leur coûter la vie.