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Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 16.djvu/1022

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CHOUBINE. — Moi, monseigneur! Votre altesse sait tout, et moi je ne sais rien.

GUSTAVE. — Oui, mais tu es un homme sincère et tu viens d’Astrakhan. Tu vois bien ce livre : c’est la relation d’un voyage en Russie que fit, il y a quelque cinquante ans, le noble baron d’Herberstein, auteur estimé, estimable, mais qui rapporte peut-être à la légère, et sur des témoignages non contrôlés, des faits fort étranges. Voici ce qu’il nous dit d’Astrakhan.... c’est page 105….. Comme tu ne sais pas le latin, je vais te traduire le passage en russe.

CHOUBINE. — Et votre altesse sait encore le latin! Elle sait donc toutes les langues?

GUSTAVE. — Quelques-unes seulement, mon ami, quelques-unes….. Ah! voici: «... Aux bords du laïk, près d’Astrakhan, on trouve une graine ronde, un peu plus grosse qu’une semence de melon. Si on la met en terre, il vient quelque chose de tout point semblable à un agneau, qui croît à la hauteur de cinq palmes. Cela a une tête, des oreilles et toute l’apparence d’un agneau nouveau-né. Le poil en est d’une merveilleuse finesse, et l’on s’en sert pour couvrir les bonnets des grands. Cette plante, s’il est permis de l’appeler ainsi, a du sang, et, au lieu de chair, une espèce de pulpe comme celle des écrevisses. Elle tient à la terre par une grosse racine qui part du nombril de l’agneau, et, quand il a mangé toute l’herbe aux environs, ladite racine se dessèche et meurt. Ladite plante a un goût délicieux, et les loups en sont très friands[1]... » Dis-moi, Choubine, as-tu entendu parler de cette plante merveilleuse?

CHOUBINE. — Oui, monseigneur, on m’a proposé même de me la faire voir; mais il fallait aller aux bords du laïk, près des Calmouks, et le voisinage de tels païens m’a effrayé.

YOURII. — C’est un conte de vieille que nos Cosaques font aux Moscovites, prince Gustave. Il y a deux ans, j’accompagnai l’ataman Evanghel dans une guerre aux bords du laïk. J’ai vu les moutons des Calmouks, qui donnent de si belles fourrures. Souvent nous leur avons enlevé ces beaux moutons, et j’en ai mangé mainte fois; mais, crois-moi, ils trottent par la steppe comme les nôtres et ne tiennent pas à la terre par une racine. L’auteur du livre que tu tiens est un menteur ou un imbécile. Un agneau-plante est chose impossible.

GUSTAVE. — Je te crois, puisque tu as vu et mangé les moutons des Calmouks; mais, mon enfant, ne dis jamais qu’une chose est impossible. Qui connaît toutes les forces de la nature? Qui sait les limites du pouvoir créateur? Tous les navigateurs hollandais te diront qu’on trouve sur les rivages de la mer des Indes des arbres dont les fruits, tombant dans les flots, se changent en poissons.... Impossible! Rien n’est impossible, mon brave. Je vis, je vous parle, mes amis, tout me semble possible après cela. Quand mon malheureux père fut détrôné, mon oncle commanda qu’on me jetât dans la mer. J’avais un an alors; personne pour me défendre. On me mit dans un sac, on

  1. Tout ce passage est traduit mot à mot de la relation très curieuse du baron de Herberstein : Rerum Moscoviticarum Commentarii, Basileae, s. d. (1551).