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hardiesses de cette pastorale haïtienne ; c’est une conversation que tiennent à la fontaine de jeunes villageoises des environs de Port-au-Prince :


« .... On prétend que Marie est sur le point de se placer avec Alexandre.

« Un rire général accueillit d’abord ces derniers mots.

« — Vous riez ? répliqua la nouvelliste ; certainement on rappelle Alexandre, qu’on avait éloigné ; il arrive incessamment. Qu’en pensez-vous, Adèle ?

« — Sur cette question, j’aurais, ce me semble, les mêmes réserves que nos mères. Cependant, s’il s’agissait de ma fille à moi ; si, après mes remontrances et mes conseils, elle s’obstinait dans la même voie, si la passion la dominait, comme dans ce cas, par exemple, eh bien ! je n’hésiterais pas entre les devoirs d’un chrétien et l’amour d’une mère, car certainement mes entrailles me feraient mal à voir mon enfant souffrir, à la voir malheureuse et triste à mourir. »


Donc (et ceci n’est que le commencement) ces ingénues de village se prononcent net pour le concubinage public. — Du moment, direz-vous, où Alexandre est aimé de Marie et où la famille de celle-ci consent à rappeler Alexandre, pourquoi, au lieu de les placer, ne pas les marier purement et simplement à l’église ? À force de feuilleter[1] et le hasard aidant, j’ai trouvé plus haut (dans l’Union du 12 octobre 1837) le mot de l’énigme : Marie est la propre sœur d’Alexandre. Ces innocentes demoiselles philosophent tout bonnement sur l’inceste. Faites-en donc encore des tragédies !

La mère des deux amoureux éprouve bien quelques scrupules, mais juste ce qu’il en faut pour tenir l’intérêt suspendu et parce qu’il est de règle que les grands parens contrarient toujours un peu l’inclination des jeunes cœurs. Les scrupules maternels servent d’ailleurs à amener l’intervention du personnage traditionnel de tout roman villageois, du « bon curé » de la paroisse, et voici ce qu’en pense ce respectable curé. On va comprendre qu’ici encore je suis forcé de citer textuellement ; c’est une conversation entre la mère et le frère des deux amans :


«… — Enfin, qu’en penses-tu ? Cet amour est par trop illégitime.

« — Pour vous répondre, ma mère, je rapporterai ici les paroles de l’excellent prêtre de notre commune : « Il faut, disait-il à une femme qui était venue solliciter son intervention dans une pareille situation, il faut tolérer le moins possible ces penchans, qui quelquefois peuvent être heureusement combattus ; mais généralement leur progrès est si rapide, que, de leur naissance au plus haut degré de passion, il n’y a guère d’espace. Or, lorsque ces inclinations naturelles ont pris de profondes racines dans le cœur et qu’on ne peut les extirper qu’au préjudice de la vie de l’individu, la mère qui hésiterait encore, la mère qui, aveuglée par sa religion, ne reculerait point devant le sacrifice de la vie de son enfant à un précepte religieux, précepte auquel l’on

  1. Par un dernier scrupule du journal haïtien, et comme pour détourner l’attention du lecteur chatouilleux, l’histoire des amours d’Alexandre et de Marie ne se poursuit que par fragmens publiés à de longs intervalles et enchâssés, qui plus est, dans des sujets différens.