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saint-office l’immobilité de la terre, qu’une lorgnette est un inoffensif instrument d’optique, et que les dames de Port-au-Prince ont tort de se croire déshabillées par le simple regard du curieux qui les lorgne au spectacle, à l’église ou dans la rue. — Il n’y a pas jusqu’au terrain neutre de l’amour qui ne soit hérissé de casse-cous pour le feuilleton. Si la classe lettrée, comme on l’a vu ailleurs, condamne déjà en principe les placemens, elle les autorise encore en fait et par son propre exemple, — d’où il suit que l’écrivain de mœurs qui oserait aborder librement la question serait placé dans l’alternative de violer de deux choses l’une : ou la bienséance théorique, ou la bienséance pratique ; de manquer soit à lui-même, soit à son public.

Eh bien ! ces obstacles (et j’en passe) ont été plus ou moins habilement surmontés. Il s’est trouvé çà et là quelques écrivains tout à la fois assez observateurs pour ne pas être offusqués par la multiplicité et par l’extrême voisinage des points de vue, — assez courageux pour braver le respect humain qui leur interdisait toute excursion amicale dans le domaine des idées nègres proprement dites, — assez adroits enfin pour ne pas éveiller les susceptibilités ou les scrupules qu’ils coudoyaient chemin faisant. C’est à deux anciens journaux de Port-au-Prince, le Républicain et l’Union, qui lui succéda, que revient principalement l’honneur de cette tentative. Les esquisses de mœurs qu’ils publiaient de loin en loin offriraient à une plume exercée, sinon des modèles, du moins des données d’une vérité précieuse. Dans leur préoccupation affichée de frayer les voies à une littérature exclusivement haïtienne (et sauf certaine iinexpérience qui, faute de savoir trouver des équivalens français aux idiotismes et au fantasque décousu de l’expression créole, lui substitue trop souvent la phrase compassée des manuels de rhétorique), les auteurs de ces esquisses se sont bornés à copier, avec la froide exactitude d’un daguerréotype, les caractères et les incidens locaux qu’ils étudiaient. Si ce procédé est peu favorable à l’effet pittoresque, s’il laisse parfois au premier plan d’insignifians détails qu’un crayon artiste dédaignerait ou reléguerait dans l’ombre, il a l’incontestable mérite de n’en négliger aucun d’essentiel et surtout de n’admettre aucun trait d’emprunt. Ajoutons qu’en se condamnant systématiquement au rôle de copiste ou d’écho, en laissant ses personnages penser, parler et agir pour leur propre compte, l’auteur était dispensé de se prononcer sur les points scabreux et échappait ainsi aux alternatives embarrassantes dont nous venons de parler. Il ne fallait, par exemple, rien moins que ce parti-pris de vérité passive pour faire accepter dans les colonnes d’un journal[1], entre la reproduction d’un discours de M. de Lamartine et une annonce légale de notaire, les

  1. Dans l’Union du 10 mai 1838.