des aveugles. C’est l’ophthalmie elle-même qu’il convient de prendre à partie. Pour amener le peu de hausse que la parole d’un homme peut déterminer dans la raison d’une masse d’hommes, il s’agit, à notre avis, de pénétrer sous les jugemens erronés; ils sont l’habit qu’il faut déchirer, afin de mettre à nu les vices d’esprit qu’il recouvre et afin de les montrer au doigt, si l’on peut, pour le profit de quiconque est susceptible de profiter.
C’est une étude de ce genre que nous désirons essayer à l’égard de M. Proudhon. — Nous serons forcé de toucher au système pour que l’œuvre nous permette de connaître l’ouvrier; mais c’est surtout le penseur lui-même que nous entendons discuter. Il a voulu tout réformer d’un seul coup : en fait d’économie politique, il applique simplement le même principe, dont il tire et dont il veut les conséquences en tout sens, en politique, en philosophie, en religion. A notre tour, nous voudrions juger ce que vaut le genre d’esprit qui n’a admis que ce principe; d’après les conséquences qu’il en a tirées, nous voudrions vérifier ce que vaut le mécanisme logique avec lequel il produit ses idées, le tout afin d’apprécier quelles garanties peuvent offrir les idées d’un pareil esprit armé d’une pareille logique.
Aujourd’hui encore, et le succès de son dernier volume le prouve assez, M. Proudhon compte beaucoup de lecteurs. Il n’y a donc pas lieu de le traiter comme un mort; nous pouvons ajouter qu’il n’y a pas lieu non plus de le dédaigner comme un parleur sans importance. Il a sur le gros des tribuns un avantage immense, celui d’être une intelligence vraiment forte sous un rapport. Comme conception, la nouvelle organisation sociale qu’il a imaginée est de tous points une erreur; mais, si elle est une fausse conclusion, c’est uniquement parce qu’elle représente le moyen d’obtenir sans mesure ce qui n’est bon et possible que dans une certaine mesure. A la mesure près, M. Proudhon ne demande pas moins ce qui est bon en effet et réellement sympathique à tous : la liberté et la décentralisation. Il a prise ainsi sur tous par le but qu’il se propose, et son manque de mesure ne peut que doubler son influence, car un tel défaut est précisément la règle générale; c’est le péché qu’on peut commettre le plus impunément, avec pleine certitude que peu de personnes le découvriront, et qu’il sera une cause de succès auprès du plus grand nombre.
Entre autres fatalités attachées aux temps de révolutions, la plus triste peut-être est celle qui condamne une masse de facultés vraiment remarquables à n’enfanter que des œuvres de mort. Dans ce monde, où le moindre résultat valable a besoin d’être préparé par mille ébauches, il s’opère en temps de paix comme un travail collectif où chacun vient en aide à tous en faisant ce qu’il peut. Les intelligences qui sont propres à élaborer des notions élémentaires se trouvent naturellement