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Mais, moi, j’ai été frappé, souffleté ; on a juré contre moi ; j’ai été isolé le reste du temps, et c’était encore le meilleur temps pour moi. À qui donc dois-je quelque chose ? J’ai payé au centuple toutes les maigres dépenses faites pour moi. Je ne puis pas le supporter ; non, je ne le supporterai pas.

« Éliza trembla, et resta silencieuse ; elle n’avait jamais vu son mari dans une pareille colère, et son doux système de morale semblait se courber comme un roseau sous la tempête de ces terribles passions.

« — Vous savez, ajouta George, le petit Carlo que vous m’aviez donné ? La pauvre bête a partagé tout le petit comfort que j’ai pu avoir, il a sommeillé à côté de moi pendant la nuit, il m’accompagnait pendant le jour, et il semblait comprendre combien je l’aimais. L’autre jour, j’étais occupé à lui faire manger quelques débris de rebut que j’avais ramassés à la porte de la cuisine ; le, maître arrive, me dit que je nourris mon chien à ses dépens, qu’il ne lui était pas possible de permettre que tout nègre eût un chien, et il m’ordonne de lui attacher une pierre au cou et de le jeter dans l’étang.

« — Oh ! George, vous ne l’avez pas fait !

« — Moi, non ; mais eux l’ont fait. Mon maître et son fils assommèrent la pauvre bête à coups de pierre. Pauvre bête ! elle me regardait tristement, comme si elle eût compris que je ne pouvais pas la sauver. J’ai eu à endurer des coups de fouet parce que je n’avais pas voulu la tuer moi-même ; mais tout cela m’est égal : mon maître verra que les coups de fouet ne peuvent rien pour me dompter. Mon jour viendra aussi, s’il n’est pas déjà venu.

« — Oh ! George, qu’allez-vous faire ? George, ne faites rien de mal. Si vous croyez seulement en Dieu et si vous essayez d’être bon, il vous délivrera…

«….. — Écoutez, dit George, vous ne savez pas tout encore. Dernièrement mon maître me dit qu’il était un fou de m’avoir laissé marier hors de chez lui, qu’il hait M. Shelby et toute sa famille, parce qu’ils sont orgueilleux, qu’ils lèvent leur tête devant lui, et que c’est vous qui m’avez donné des leçons d’orgueil. Il dit qu’il ne me laisserait plus venir, et qu’il me fallait prendre une femme et m’établir tout-à-fait chez lui. D’abord il n’a fait que murmurer et grommeler entre ses dents sur cette matière ; mais hier il est venu et m’a dit que je devais prendre Mina pour femme, me mettre dans une même cabane avec elle, ou qu’il me jetterait dans la rivière.

« — Mais comment donc ! dit Éliza simplement, vous avez été uni à moi ; notre mariage a été fait par le ministre absolument comme si vous eussiez été un blanc…

« — Et ne savez-vous pas qu’un esclave ne peut être marié ? Il n’y a pas de loi sur cette matière dans ce pays-ci. Je ne puis vous conserver pour femme s’il lui prend envie de nous séparer, et c’est pourquoi je regrette de vous avoir connue, c’est pourquoi je voudrais n’être jamais né. Cela vaudrait mieux pour tous deux et pour cet enfant aussi de n’être jamais né. »


Et c’est le soir même du jour où elle a reçu ainsi au milieu des larmes et des imprécations les derniers adieux de son mari, maintenant fugitif et sans asile, qu’Éliza a surpris la conversation de M. Shelby avec Haley, le marchand d’esclaves. Inquiète et troublée