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LE ROMAN ABOLITIONNISTE EN AMÉRIQUE.

tique. Leur nombre, très considérable en Amérique, est un danger plus sérieux encore que l’esclavage ; car, libres ou esclaves, que peuvent-ils devenir ? Non moins persécutés que les noirs de race pure, ne pouvant s’asseoir dans un théâtre à côté d’un blanc, ni voyager en chemin de fer dans le wagon des blancs, ni dîner sur le bateau à vapeur à la table des blancs, ils sont dans la plus équivoque des conditions, et qu’arriverait-il s’ils essayaient d’en sortir jamais ? George, qui a complètement le caractère de sa race, n’a pu endurer plus long-temps les mauvais traitemens de son maître, un planteur dont les domaines sont voisins de ceux de M. Shelby, et il va s’enfuir au Canada. Écoutez cette dernière conversation entre les deux époux qui résume toute une vie de douleurs et de souffrances.


« Oh ! George, George ! vous m’effrayez ! Eh quoi ! je ne vous ai jamais entendu parler ainsi. Je crains que vous ne fassiez quelque chose d’effroyable. Je comprends trop bien vos sentimens ; mais soyez prudent, soyez-le, je vous le demande pour moi et notre petit Harry.

« — J’ai été prudent et j’ai été patient ; mais cela va toujours de mal en pis ; la chair et le sang ne peuvent en supporter davantage. Chaque occasion qu’il peut trouver de m’insulter et de me tourmenter, il la saisit. Je pensais qu’en faisant bien mon ouvrage, je pourrais vivre tranquille et avoir quelques minutes pour lire et m’instruire après la fin de mon travail. Il n’en est rien : plus il voit que je travaille, plus il charge le fardeau, et un de ces jours tout cela prendrait une tournure qui ne lui plairait guère, ou je me trompe fort,

« — Oh ! cher ami ! que ferons-nous ? dit tristement Éliza.

« — Pas plus tard qu’hier, continua George, comme j’étais occupé à charger un chariot de pierres, le jeune M. Tom, qui était là, se mit à agiter son fouet si près du cheval, que l’animal fut effrayé. Je lui demandai de ne pas le faire, aussi poliment qu’il était possible ; il continua de plus belle. Je le priai de nouveau de cesser, et alors il se jeta sur moi et commença à me frapper. Je retins sa main, et il se mit à crier et à me donner des coups de pied, puis il courut vers son père et lui dit que je le frappais. Son père vint avec rage et me dit qu’il m’apprendrait bien à connaître mon maître, et il m’attacha à un arbre, et il coupa des verges pour le jeune maître, en lui disant qu’il pouvait me battre jusqu’à ce qu’il fût fatigué, ce qu’il fit en effet. Si je ne l’en fais pas souvenir un jour…

« Et le sourcil du jeune homme s’assombrit, ses yeux s’enflammèrent et prirent une expression qui fit trembler sa femme.

« — Qui donc l’a rendu mon maître ? voilà ce que je voudrais bien savoir.

« — Oh ! dit Éliza tristement, j’ai toujours pensé que je devais obéir à mon maître et à ma maîtresse, sans quoi je ne serais pas une chrétienne.

« — Ces paroles ont un sens pour vous dans le cas qui vous est propre, Éliza ; vos maîtres vous ont élevée comme un enfant, vous ont nourrie, vous ont habillée, vous ont traitée avec douceur, vous ont enseignée, de sorte que vous avez reçu une bonne éducation. Vous avez donc raison de parler ainsi.