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LE ROMAN ABOLITIONNISTE EN AMÉRIQUE.

ponsable, mais que chacun a contribué à faire. Alors peut-être vous comprendrez ce point très obscur de morale historique, — que les nations sont responsables comme les individus, qu’elles doivent être soumises comme eux à certaines expiations, et que les êtres collectifs ne peuvent point échapper aux jugemens de la divine équité.


« La femme qui avait été annoncée sous le nom d’Agar était une Africaine, reconnaissable à ses traits et à sa physionomie ; elle pouvait avoir soixante ans, mais le travail et la souffrance endurés la faisaient paraître beaucoup plus vieille ; elle était presque aveugle et courbée par le rhumatisme. À côté d’elle se tenait l’unique fils qui lui restât, Albert, un beau garçon de quatorze ans. Cet enfant était le dernier d’une nombreuse famille qui avait été successivement arrachée à la vieille mère pour être vendue sur les marchés du sud. La mère s’appuyait sur lui avec ses deux mains tremblantes, et regardait avec une immense terreur tous ceux qui s’approchaient pour l’examiner.

« — Ne craignez rien, tante Agar, dit le plus âgé des hommes qui étaient là ; j’ai parlé à M. Thomas pour vous, et il tâchera de vous vendre ensemble.

« — Qu’ils ne croient pas que je ne sois plus bonne à rien, dit-elle levant ses mains tremblantes : je puis encore faire la cuisine, laver la vaisselle et balayer. Je vaux bien la peine qu’on m’achète ; d’ailleurs je ne monterai pas cher ; dites-leur cela, dites-le-leur, ajouta-t-elle avec larmes….. Tenez-vous près de votre maman, Albert, tout-à-fait près, ils nous achèteront ensemble.

« — Ô maman, je crains qu’ils ne le fassent pas !

« — Vendez-nous ensemble, monsieur, vendez-nous ensemble, je vous en prie, dit la vieille femme se serrant plus près encore de son enfant, lorsque la voix du commissaire-priseur l’eut appelé.

« Sa belle figure, ses membres agiles allumèrent en un instant la concurrence, et les voix d’une demi-douzaine d’enchérisseurs vinrent frapper au même moment l’oreille du commissaire-priseur. Enfin Haley l’emporta.

« — Achetez-moi, maître, pour l’amour de Dieu, achetez-moi. Je mourrai si vous ne m’achetez pas, dit la pauvre vieille mère à Haley.

« — Vous mourrez si cela vous fait plaisir, cela est peu important, dit Haley, et il pirouetta sur les talons »


Sur le bateau à vapeur qui emporte Haley et sa cargaison, voici une jeune femme de couleur, tenant dans ses bras un jeune enfant. Haley s’approche d’elle, lui montre un bout de papier sur lequel semble écrit quelque chose comme une vente. « Ce n’est point possible I s’écrie-t-elle, mon maître m’a dit de m’en aller à Louisville pour travailler comme cuisinière dans la taverne où travaille aussi mon mari. » Mais tout est bien en règle. La jeune femme a été vendue par un maître trop sensible sans doute, et qui aura voulu s’épargner l’ennui des larmes et des gémissemens. Un passager avise l’enfant et demande à Haley le prix qu’il en veut. « Dans un an, répond Haley, l’enfant vaudra cent dollars, je vous le passe pour cinquante. — Non, trente, et pas un centime de plus. — Réglons le différend, dit Haley, quarante-