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Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 16.djvu/208

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REVUE DES DEUX MONDES.

se tenait assise, la tête penchée sur un livre aux marges salies qu’un petit vieillard tenait devant elle sur ses genoux. Le maître et l’écolière offraient un contraste dont le regard était involontairement frappé. Celle-ci avait le visage riant et coloré de ce duvet de pêche qui révèle en même temps la santé robuste et la jeunesse laborieuse. Vêtue d’un costume kernéwote[1] très simple, mais d’une propreté exceptionnelle, elle était chaussée de bas de laine brune et de sabots sans paille, luxe presque inconnu dans la montagne. Sa coiffe blanche, dérangée par le vent, laissait apercevoir des cheveux bruns, dont les flots ondes soulevaient le tissu de toile comme s’ils eussent voulu s’en échapper. Le maître était un petit homme pauvrement vêtu de berlinge ; il avait les pieds nus et la tête couverte d’un bonnet brun troué par l’usage. On eût pu le faire poser pour un Ésope, si sa tête, enfoncée entre une double proéminence, eût exprimé moins de naïveté et plus de malice ; mais, contrairement à ses pareils, Perr Baliboulik n’avait dans l’expression du visage rien d’ironique ni d’agressif ; loin de là, ses gros yeux toujours en mouvement, sa bouche entr’ouverte et sa houppe de cheveux gris dressée au sommet du front lui donnaient un air de crédulité poltronne qui provoquait le sourire. On devinait au premier coup d’œil qu’il n’y avait rien à craindre de cette créature, que sa disgrâce avait intimidée, au lieu de l’aigrir. Aussi disait-on communément dans les paroisses que Baliboulik « était né le jour des saints Innocens. »

Trop faible pour se livrer aux travaux rustiques, il avait été pris en pitié par le recteur de son village, qui lui apprit à lire, à écrire et à compter. Le bossu devint, grâce à son bienfaisant précepteur, la science incarnée de tout le canton ; c’était à lui qu’on s’adressait pour lire les rares missives reçues par les fermiers et pour y répondre au besoin. Il s’occupait également d’apprendre aux enfans le catéchisme ou les prières, et tentait même d’initier les plus curieux aux mystères de la Croix de Dieu[2] ; mais ses élèves, dispersés sur une surface de plusieurs lieues, et qu’il allait chercher au seuil des fermes ou dans les pâtures, lui échappaient nécessairement au retour de l’hiver. La classe, faite dans les aires, au creux des sillons ou sous les taillis, était interrompue jusqu’au retour des aubépines ; le petit bossu se trouvait pour quelques mois sans occupations et sans asile ; il regagnait l’écluse, où son parent Hoarne Gravelot l’accueillait toujours avec la même cordialité. Baliboulik touchait alors à la fin d’une de ces retraites forcées qu’il avait tâché d’utiliser en travaillant à l’instruction tardive de la

  1. Les Kernéwotes sont les habitans de la Cornouaille.
  2. On appelle Croix de Dieu le syllabaire dans lequel les magisters champêtres apprennent à lire à leurs élèves ; ils ont un autre volume pour les lectures courantes, qu’ils nomment Livre de grande lecture.