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c’est une chasuble de plomb qu’il m’a jetée. Je ne suis pas encore damnée pour endurer un pareil supplice. Ses expressions, ses paroles, son silence, en lui tout me fait mal. Il est bon, me répétez-vous sans cesse ; que sa bonté lui inspire donc le désir de me voir heureuse, c’est-à-dire loin de lui ! Édric, c’est avec vous que je veux vivre. Vous n’êtes pas bon, vous, à ce que vous dites ; au moins vous êtes intelligent, ce qui vaut mieux. Si, ce qui est bien invraisemblable, je souffrais parce que vous m’aimeriez trop, parce que vous m’auriez trop aimée, vous ne viendriez pas m’offrir pour remède de m’aimer encore davantage ! Tenez, je ne puis le comparer qu’à ce paysan de l’autre jour à qui je disais : « Je suis lasse de votre affreux laitage, il m’a rendue malade, » et qui me répliquait : « Prenez-en tous les matins, madame, vous vous y accoutumerez. »

« Je lui répondais que sa liaison avec Oleski était assurément un malheur, mais que c’était un malheur irréparable ; que le monde, dont elle avait déjà tellement blessé tous les instincts, irrité toutes les passions, ne lui pardonnerait jamais un second scandale. « Le monde, me disait-elle avec raison, n’en suis-je pas à jamais séparée ? Les voies où je suis engagée ne sont pas les siennes, il ne peut pas avoir la prétention de m’y guider. Mon Dieu ! Édric, vous pensez sur ce point comme moi, seulement vous voudriez me laisser me débattre avec ma destinée. Vous craignez que je ne devienne votre Ladislas. Vous vous trompez ; je ne vous tourmenterai jamais comme il me tourmente. Si un jour vous souffrez trop auprès de moi, quoiqu’en vérité je me croie destinée à vous aimer, oui, vous avez beau sourire, quoique je vous aime, je vous saurai gré de ne pas me cacher votre souffrance ; je ne tomberai pas à vos genoux en criant : « Je veux ton amour ! » je vous dirai : « J’y consens, avise au salut de ta liberté ! »

« Tandis qu’elle me tenait ces discours, Oleski me rendait fou de son côté. Chaque jour, il me faisait des confidences déchirantes. Il me racontait toutes les froideurs, tous les caprices qu’il était obligé d’essuyer, et me demandait ce qu’il devait faire pour rendre un peu de bonheur à sa vie. Je restais muet. Lorsqu’il pleurait, j’aurais presque pleuré avec lui. Je n’ai jamais eu un cœur vraiment égoïste après tout, quoique j’aie depuis bien long-temps un esprit désabusé. J’aurais voulu pouvoir remédier aux souffrances de ces deux êtres entre lesquels j’étais venu me placer. Je comprenais Valérie et je plaignais Ladislas. Quant à moi, je m’accusais. Un beau jour, j’éprouvai une nouvelle espèce de chagrin à laquelle je devais m’attendre. Je m’aperçus qu’Oleski était jaloux, et rien n’était plus douloureux que la manière dont il exprimait sa jalousie. Il avait l’air d’implorer ma pitié, de me demander grâce pour la seule joie qu’il pût avoir encore dans ce