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BEAUMARCHAIS, SA VIE ET SON TEMPS.


Une autre lettre, antérieure d’un an à celle que je viens de citer, montre encore sous un beau jour l’esprit distingué et les sentimens élevés de l’horloger Caron. Beaumarchais venait d’acheter une maison rue de Condé ; il se proposait d’y réunir toute sa famille. Le père Caron renonçait au commerce, après y avoir éprouvé des pertes considérables, pour lesquelles son fils lui avait avancé plus de 50,000 francs. Il sortait d’une maladie longue et douloureuse qui avait un peu aigri son caractère et qui faisait craindre que la vie commune ne fût difficile. Voici en quels termes le père Caron écrit à son fils pour le rassurer, en date du 5 février 1763 :


« Je dois essayer, dit-il, de tranquilliser un fils si honnête et si respectueux en l’assurant qu’il n’a à attendre que de la douceur, de l’aménité et la plus tendre amitié de son père ; je dirais même la plus vive reconnaissance, si je ne craignais de blesser sa délicatesse. Il est vrai que la maladie dont je relève par degrés a été si cruelle, si longue et si peu méritée, qu’il n’est pas étonnant que mon caractère en ait un peu souffert. J’ai eu de l’humeur bien ou mal fondée, même des atteintes de désespoir dont mes principes à peine ont pu me garantir ; mais, mon cher ami, serait-ce une raison de conjecturer que, dans la jouissance d’une vie aussi douce que celle que votre amour filial me prépare, je voulusse troubler la tranquillité et la douceur de la vôtre, que j’ai tant de raisons de chérir. À un cœur qui n’est pas naturellement méchant, il faut des motifs pour le devenir, et où les prendre à moins d’être fou avec des enfans qui sont toute ma joie ? Quel père sera plus heureux que le vôtre ? Je bénis le ciel avec attendrissement de retrouver dans ma vieillesse un fils d’un si excellent naturel, et loin d’être abaissé de ma situation présente, mon ame s’élève et s’échauffe à la touchante idée de ne devoir, après Dieu, mon bien-être qu’à lui seul. Votre conduite me rappelle souvent ces beaux vers que le père du Philosophe marié dit à son frère en parlant de son digne fils[1]. »


La dernière lettre de l’horloger Caron à son fils, écrite par lui à soixante-dix-sept ans d’une main tremblante et quelques jours avant sa mort, respire la même élévation de sentimens, en même temps qu’elle est des plus honorables pour Beaumarchais.


« 25 août 1775.

« Mon bon ami, écrit le vieillard mourant, mon cher fils, ce nom est précieux à mon cœur ; je profite d’un intervalle de mes excessives douleurs, ou plutôt des rages qui me font tomber en convulsions, uniquement pour te remercier bien tendrement de ce que tu m’as envoyé hier. Il ne m’est abso-

  1. Ces vers du Philosophe marié de Destouches que le père Caron rappelle ici sans les citer se trouvent au troisième acte, scène xiii, dans la bouche de Lisimon disant de son fils :

    Je suis plus glorieux de vivre à ses dépens
    Que s’il vivait aux miens. Oui, ma vive tendresse
    Se complaît à le voir l’appui de ma vieillesse.