loger. Ainsi, en 1746, il était assez connu par son savoir en mécanique pour être consulté, par le gouverneur de Madrid, sur l’emploi de diverses machines destinées au dragage des ports et des rivières, et je le vois s’expliquer sur ce point avec la netteté et l’autorité d’un homme très compétent. Malgré ses talens, et peut-être même à cause de ses talens, le père de Beaumarchais ne put jamais arriver à la fortune ; il éprouva des pertes dans son commerce d’horlogerie et de bijouterie, et, en fin de compte, dans les dernières années de sa vie, il n’avait pour subsister qu’une pension viagère que lui faisait son fils.
L’instruction littéraire du père de Beaumarchais n’est pas moins remarquable, relativement à son état, que son instruction scientifique, surtout si l’on considère que, sorti d’un petit bourg pour être dragon, puis horloger, il doit tout ce qu’il sait à lui-même. Son style est en général de bonne qualité, parfois même élégant, avec cette teinte de piété fervente dont je parlais tout à l’heure, qui est assez curieuse pour le temps et qui fut toujours étrangère à Beaumarchais.
Voici, par exemple, une lettre qu’il écrit à son fils et dans laquelle on verra peut-être avec quelque étonnement l’auteur futur du Mariage de Figaro comparé par son père à Grandisson. Cette lettre est datée d’une époque où Beaumarchais n’avait encore aucune célébrité littéraire ; mais il avait déjà fait fortune et se montrait, ce qu’il fut toujours, un excellent fils.
« Tu me recommandes modestement de t’aimer un peu ; cela n’est pas possible, mon cher ami ; un fils comme toi n’est pas fait pour n’être qu’un peu aimé d’un père qui sent et pense comme moi. Les larmes de tendresse qui tombent de mes yeux sur ce papier en sont bien la preuve ; les qualités de ton excellent cœur, la force et la grandeur de ton ame me pénètrent du plus tendre amour. Honneur de mes cheveux gris, mon fils, mon cher fils, par où ai-je mérité de mon Dieu les grâces dont il me comble dans mon cher fils ? C’est, selon moi, la plus grande faveur qu’il puisse accorder à un père honnête et sensible qu’un fils comme toi. Mes grandes douleurs sont passées d’hier, puisque je peux t’écrire. J’ai été cinq jours et quatre nuits sans manger ni dormir, et sans cesser de crier ; dans les intervalles où je souffrais moins, je lisais Grandisson, et en combien de choses n’ai-je pas trouvé un juste et noble rapport entre Grandisson et mon fils ! Père de tes sœurs, ami et bienfaiteur de ton père, si l’Angleterre, me disais-je, a son Grandisson, la France a son Beaumarchais, avec cette différence que le Grandisson anglais n’est qu’une fiction d’un aimable écrivain et que le Beaumarchais français existe réellement pour la consolation de mes jours. Si un fils s’honore en louant un père homme de bien, pourquoi ne me serait-il pas permis de me louer de mon cher fils en lui rendant justice ? Oui, j’en fais ma gloire, et je ne cesserai jamais de le faire en toutes occasions.
« Adieu, mon cher ami ; je blesse ta modestie, tant mieux, tu n’en es que plus aimable aux yeux et au cœur de ton bon père et ami.