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— Le nakodah saheb vient de se promener? lui dit-il d’une voix doucereuse. — Et, comme Yousouf ne répondait rien: — Le nakodah saheb, reprit-il, ne me reconnaît pas? Je suis le pêcheur qu’un accident causé par l’équipage du baggerow a réduit à la misère...

— Je t’ai payé, et plus que je ne te devais, répliqua Yousouf; va-t’en.

— Homme généreux, reprit Tiruvalla, vous m’avez donné de quoi payer mes filets perdus, et ce n’est pas là-dessus que je réclame; mais votre baggerow en manœuvrant a heurté ma pauvre petite pirogue; elle fait tant d’eau maintenant, que nous ne pouvons prendre la mer...

— Tu mens; tout ce que tu peux attendre de moi, c’est une demi-douzaine de coups de bâton pour payer ton impertinence. Range-toi, que je passe!

Tiruvalla fit un signe à son frère, qui s’approchait sur la pointe des pieds; le moment était opportun pour commencer l’attaque en règle. Le pêcheur se redressa donc avec arrogance :

— Vous ne passerez pas! s’écria-t-il; il y a une justice à Alepe ! Frappe, si tu l’oses, nakodah, frappe!... Depuis quand les musulmans sont-ils les maîtres au pays de Travancore[1]?

Pendant que son frère s’exprimait de la sorte en haussant le ton, Tirupatty avait saisi le nakodah par les manches flottantes de son cafetan. Il le secouait à deux mains et criait avec force : — Vingt-cinq roupies! il nous faut vingt-cinq roupies, trente roupies...

Yousouf s’était retourné; il avait levé le bras pour écarter d’un coup de poing bien appliqué cet autre adversaire qui aboyait à ses talons, Tirupatty poussa un cri de détresse et disparut à travers champs; son frère, jugeant que le tour était fait, s’esquiva à toutes jambes, et l’Arabe resta seul au milieu de la route, aussi surpris de l’audacieuse attaque des deux Hindous que de leur prompte retraite. Tiruvalla courut rejoindre son frère, qu’il trouva couché sur un sillon, se tenant le côté gauche, les traits bouleversés. — Tu vois bien qu’il ne fallait qu’un peu de hardiesse et de sang-froid, lui dit-il. Maintenant, allons trouver le juge; si tu as une côte enfoncée, il ne manque pas de médecins pour la remettre.

Aidé par son frère, Tirupatty se releva, et ils marchèrent lentement vers la ville. Il y avait dans les magasins des bazars de quoi tenter les pauvres pêcheurs. Les étoffes brochées d’or et d’argent, les fins tissus de Lahore et du Cachemire, les écharpes brodées de Dakka, sur lesquelles étincellent les oiseaux et les fleurs, les soieries de la Chine,

  1. Ce pays est le seul de la côte de Malabar qui n’ait jamais été conquis ou gouverné, par des princes musulmans.