Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 16.djvu/521

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

fut un échec qui le détourna pour un temps du genre sérieux. Ce second drame était encore inspiré par une idée de Diderot, savoir : qu’il faut substituer au théâtre la peinture des conditions sociales à la peinture des caractères, et que toutes les conditions sociales prêtent à peu près également aux effets dramatiques. Sur ce principe faux, Beaumarchais imagina de représenter deux amis qui vivent ensemble, dont l’un, Mélac père, est receveur des fermes, et l’autre, Aurelly, négociant à Lyon. Aurelly, pour un paiement de fin d’année, attend des fonds de Paris ; Mélac, qui apprend que ces fonds n’arriveront pas, et qui voit son ami exposé à suspendre ses paiemens, prend tout l’argent de sa caisse de receveur des fermes, le dépose dans la caisse d’Aurelly, à l’insu de ce dernier, et en lui faisant croire que ce sont les fonds qu’il attendait de Paris. Sur ces entrefaites survient un fermier-général en tournée, qui réclame la recette de Mélac. Pendant deux actes, ce dernier s’obstine à passer pour un voleur qui a détourné les fonds qui lui étaient confiés, et, comme l’honnête Aurelly ignore que l’argent confié à Mélac est dans sa caisse, il se joint au fermier-général pour accabler son héroïque ami, jusqu’à ce qu’enfin, tout se découvrant, le fermier-général, homme sensible et romanesque, se charge de tout arranger.

Sans parler de ce qu’il y avait de forcé et de chimérique dans cette obstination de Mélac à garder un silence qui le déshonore, qui ne peut manquer d’être rompu bientôt, et qui, une fois rompu, n’aura servi qu’à ajourner la faillite de son ami, ces scènes de commerce offraient un genre d’intérêt trop spécial pour agir sur les spectateurs. Malgré les préceptes de Diderot, il est certain que le public sentira toujours beaucoup mieux les situations émouvantes qui naissent du conflit des caractères et du choc des passions que celles qui sont le résultat de telle ou telle profession sociale. Chacun est exposé à souffrir, à aimer, à haïr, en vertu des impulsions de son cœur ou de son caractère, et tout le monde n’a pas une idée bien nette de ce qu’on éprouve quand on est exposé à faire faillite ou quand on passe pour avoir détourné l’argent d’une caisse. Ces situations, trop exceptionnelles pour agir sur les âmes, trop vulgaires pour avoir prise sur l’imagination, peuvent bien concourir à l’intérêt d’un drame, mais à la condition d’y figurer accessoirement, tandis que Diderot veut au contraire qu’elles en soient l’objet principal.

Vainement, pour adoucir l’aridité d’un tel sujet, Beaumarchais y mêla l’épisode assez gracieux des amours de Pauline et du fils de Mélac ; quelques scènes spirituelles ou pathétiques ne purent sauver le drame trop commercial des Deux Amis. Joué pour la première fois le 13 janvier 1770, il se traîna péniblement jusqu’à la dixième représentation, qui fut la dernière. L’auteur ayant, disait-il, sur ses tristes confrères de la plume, l’avantage de pouvoir aller au théâtre en carrosse