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battent ses côtes, est encore, à beaucoup d’égards, le Dithmarse du moyen-âge. C’est à ce rude pays qu’appartient M. Hebbel; il y est né en 1813, et y a passé toute sa jeunesse. Sa famille habitait un petit village où rien n’a pénétré de la civilisation moderne. Élevé au sein de ces solitudes agrestes, M. Hebbel s’est félicité souvent d’avoir échappé à toute influence extérieure et d’avoir pu développer librement, loin des livres et des hommes, les germes déposés dans son ame. Il sentait bien pourtant qu’il n’était pas fait pour le calme d’une existence isolée et les molles méditations de la retraite; le monde l’appelait, la vie active lui apparaissait de loin comme l’élément de sa pensée : il avait hâte de se mêler au mouvement des hommes et de prendre part aux luttes de son siècle. « Tout jeune à peine, m’écrivait récemment l’ardent poète, ce désir était si vif chez moi, que, plus d’une fois, enchaîné dans ma province par le manque de ressources, je fus sur le point de m’attacher à des comédiens et de courir le monde avec eux. J’aurais fait comme Charles Moor : je me serais engagé dans une troupe de brigands, s’il y avait des brigands chez les Dithmarses. »

Après avoir tenté inutilement de réaliser le premier de ces projets, M. Hebbel vit enfin sonner l’heure de la délivrance. Il avait vingt-deux ans lorsqu’il put partir pour l’université. L’Allemagne du sud l’attirait; il étudia d’abord à Heidelberg, puis à Munich, où il fut reçu docteur. L’histoire et la littérature avaient été, dans ces savantes écoles, l’objet particulier de ses travaux; quant à la philosophie, assure-t-il, il n’a jamais pu y réussir : il lui manquait pour cela un sens particulier. Ses études terminées, M. Hebbel retourna du côté de son pays et fixa sa résidence à Hambourg. Hambourg est une ville libre et un port plein de mouvement. Il retrouvait là certains souvenirs de liberté municipale, il retrouvait les spectacles de l’océan et ce tumulte des affaires inconnu aux solitudes de son pays. Aucun lieu ne lui semblait plus propice à l’accomplissement de ses rêves. Poète du nord, étranger aux coteries et au dilettantisme banal, il lui semblait piquant de s’établir dans la capitale de l’activité marchande pour y pratiquer le genre littéraire qui doit être surtout l’expressive image du mouvement et de la vie. Il a toujours aimé les grandes agglomérations humaines; on dirait que sa pensée, naturellement subtile, se cherchait d’instinct une sorte de correctif dans les bruyans tableaux de la réalité. A peine installé à Hambourg, il donna l’essor aux émotions de son ame et écrivit sa tragédie de Judith.

Judith a été composée à Hambourg en 1839 et jouée à Berlin à 6 juillet de l’année suivante. On peut dire que ce fut un événement dans ce monde des lettres dramatiques dont je viens de raconter l’exaltation et les chimères. Les pièces les plus heureuses n’obtenaient jusque-là que des ovations partielles; il fallait bien du temps pour qu’un