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la postérité que le spécimen d’une époque singulière, une curiosité assez intéressante à regarder de près, l’expression d’une période où régnait une poétique infatuée; au contraire, s’il triomphe des habitudes qui enchaînent son esprit, s’il s’élève à ces sommets où les brouillards d’en bas n’offusquent plus les yeux, sr, au lieu d’être un Shakspeare quintessencié, il s’attache comme le grand poète anglais à la peinture de l’homme, il ralliera bientôt les talens égarés et pourra être salué comme un chef.

Cette féconde autorité que je souhaite à M. Hebbel, il l’obtiendra surtout s’il repousse les applaudissemens de ses amis et se défie de son propre enthousiasme. De tous les mauvais conseillers qui peuvent ruiner le talent, le plus dangereux est l’orgueil. Je voudrais déchirer certaines préfaces de ses drames et y substituer ces lignes excellentes que je trouve dans une lettre du poète : « Chacun de mes drames m’a éclairé, a dessillé mes yeux, a purifié mon horizon; quelle que puisse être leur action sur le monde, je ne saurais méconnaître le bien qu’ils m’ont fait : ils m’ont béni et transformé. » Aveu modeste et fier, mais d’une fierté légitime! Le travail exerce une vertu salutaire, et M. Hebbel, si je l’ai bien compris, a quitté le domaine brumeux de ses débuts pour des régions qu’une pure lumière échauffe. C’est à lui de s’y affermir encore. Des juges sévères ont les yeux sur lui et ne dissimulent pas leur confiance dans son avenir : « Frédéric Hebbel est un arbre, disait récemment le dédaigneux historien des lettres allemandes, M. Gervinus, — c’est un arbre vivace, un tronc plein de sève, qui est pressé et comme étouffé par des lianes, par des bruyères et des ronces. » Nous espérons avec M. Gervinus que l’arbre, déjà débarrassé de ses liens, poussera noblement sa tige dans la forêt natale. Ce doit être assez pour l’auteur de Judith s’il a la gloire de continuer ses maîtres. En cherchant à devenir, comme on le lui prédisait, le poète dramatique d’un siècle et le mystagogue de l’humanité, M. Hebbel cesserait d’être Allemand sans regagner dans le reste du monde ce qu’il perdrait chez lui. Que son imagination soit simple, que son ame soit sereine, que son théâtre, renonçant aux prétentions mystérieuses, ne se préoccupe que de l’Allemagne, — et il donnera un poète à l’Europe.


SAINT-RENE TAILLANDIER.