Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 16.djvu/697

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

revient avec une épée neuve ; je la prends et je dis au commissaire : Monsieur, je n’ai pas eu le dessein d’un duel[1], je ne l’aurai jamais ; mais, sans accepter de rendez-vous de cet homme, j’irai par la ville attaché sans cesse à cette épée, et, s’il vient m’insulter, comme la publicité qu’il donne à cette horrible aventure prouve de reste qu’il est l’agresseur, je jure que j’en délivrerai, si je puis, le monde qu’il déshonore par ses lâchetés. — L’arme que je tenais alors étant un porte-respect imposant, il s’est retiré sans rien dire dans ma salle à manger, où M. Chenu, l’ayant suivi, a été aussi surpris qu’effrayé de le voir se meurtrir le visage à coups de poing et s’arracher lui-même une poignée de cheveux de chaque main, de rage de n’avoir pu me tuer. M. Chenu l’a enfin déterminé à rentrer chez lui, et il a eu le sang-froid de se faire coiffer par mon laquais qu’il avait blessé. Je suis remonté chez moi pour me faire panser, et lui s’est jeté dans sa voiture. »


Après quelques autres détails qui m’ont paru inutiles à reproduire, Beaumarchais termine ainsi :


« Je n’ai semé ce récit d’aucune réflexion, j’ai dit le fait simplement et même, autant que je l’ai pu, en employant l’expression dont on s’est servi, ne voulant pas donner la moindre atteinte à la vérité en racontant la plus étrange et dégoûtante aventure qui puisse arriver à un homme raisonnable. »


Voici maintenant le rapport du commissaire de police à M. de Sartines ; on y remarquera surtout à la fin, comme un des caractères du temps, avec quelle timidité révérencieuse un magistrat de police, même dans l’exercice de ses fonctions, parle d’un duc et pair qui s’est conduit comme un crocheteur, et semble redouter de s’expliquer sur son compte :


« Ce 13 février 1773.
« Monsieur,

« Vous m’avez demandé un détail de l’affaire arrivée entre M. le duc de Chaulnes et le sieur de Beaumarchais, lequel je ne suis guère en état de pouvoir vous donner bien juste, n’étant arrivé chez ledit sieur de Beaumarchais qu’après le grand bruit. J’y ai trouvé en bas mondit sieur le duc de Chaulnes, son épée cassée, dont il n’avait plus à son côté qu’une partie du fourreau ; il était sans bourse à ses cheveux, ses habit et veste déboutonnés et sans col ; le sieur de Beaumarchais dans un état à peu près semblable et de plus son habit noir déchiré ainsi que sa chemise, sans col ni bourse, et tout échevelé, avec le visage écorché en plusieurs endroits. J’ai engagé ces messieurs à monter en une pièce au premier étage, où étant, ils se sont repris de propos ; se sont dit des choses désagréables et fait réciproquement des reproches assez malhonnêtes en termes fort durs, ce qui a donné lieu à se saisir de nouveau l’un et l’autre et m’a fait craindre les suites fâcheuses qui pouvaient en résulter. J’ai cependant calmé un peu M. le duc en l’engageant de passer

  1. Les lois étant encore très rigoureuses contre le duel, on va voir le duc de Chaulnes nier de son côté qu’il eût voulu un duel.