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Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 16.djvu/764

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d’autres témoignages encore de sa bonne humeur pendant son séjour à Genève. Ainsi c’est des Eaux-Vives et de la maison de son cousin qu’il écrit sur la musique à M. Lesage, qui était un mathématicien et qui, à ce titre, croyait que la musique était une science exacte ou bien une sensation seulement dont le goût individuel déterminait le prix. Rousseau prétend avec raison que la musique est un art « qui a, comme tous les beaux-arts, le principe de ses plus grands charmes dans celui de l’imitation… et qu’il y a des règles pour juger d’une pièce de musique aussi bien que d’un poème ou d’un tableau. Que dirait-on d’un homme qui prétendrait juger de l’Iliade d’Homère, ou de la Phèdre de Racine, ou du Déluge du Poussin, comme d’une oille ou d’un jambon ? Autant en ferait celui qui voudrait comparer les prestiges d’une musique ravissante — qui porte au cœur le trouble de toutes les passions et la volupté de tous les sentimens — avec la sensation grossière et purement physique du palais dans l’usage des alimens. Quelle différence pour les mouvemens de l’ame entre des hommes exercés et ceux qui ne le sont pas ! Un Pergolèse, un Voltaire, un Titien, disposeront pour ainsi dire à leur gré des cœurs chez un peuple éclairé ; mais le paysan insensible aux chefs-d’œuvre de ces grands hommes ne trouve rien de si beau que la bibliothèque bleue, les enseignes à bière et le branle de son village[1]. » Ce sont là les vrais principes des arts, qui ne seront jamais le plaisir de la foule, mais de l’élite, et que l’élite seule peut goûter et peut comprendre. J’ai souvent entendu des poètes, des peintres, des musiciens qui disaient qu’ils travaillaient pour le peuple : vaine prétention, et qui se sent des manies politiques de notre temps ! Les arts ne travaillent pas pour le peuple, mais pour le public, qui n’est qu’une petite portion du peuple, et encore que de publics divers ! Or le meilleur public est le public d’en haut, celui qui a le temps d’avoir du goût. À Athènes, les arts travaillaient pour le peuple, parce que, grâce à l’aide des esclaves, le peuple athénien avait le temps d’avoir du goût. Soumettre les arts au peuple, c’est les soumettre à la sensation. Rousseau a bien raison, et il a raison avec esprit et avec bonne humeur, ce que j’aime à remarquer chez lui, parce que ce n’est pas toujours son habitude. Le paysan préfère son enseigne à bière à la Transfiguration ; cette préférence fait-elle autorité ? Non assurément. Il y a des gens, et même des gens d’esprit, qui disent résolument qu’ils n’aiment pas la Vénus de Milo ou l’Athalie de Racine ou le Polyeucte de Corneille, et qui croient juger Racine ou Corneille. Eh non ! ils se font juger eux-mêmes, et voilà tout. — Mais je suis du public. — Oui, mais du mauvais ! — Mais je suis du peuple. — Oui, mais le suffrage universel n’a rien à faire ici, et Rousseau, grand adorateur du peuple, quoiqu’il ait

  1. Lettre à M. Lesage, t. III, édit. Fume, p. 582.