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III. — DERNIER ÉTAT DE LA TRADITION. — PILEGRIN, ÉVÊQUE DE PASSAU.

Quand on compare les chants de l’Edda aux poèmes germaniques du cycle des Niebelumgs, et surtout au beau et grand poème de ce nom, le Niehelungenlied, astre de cette pléiade, on est frappé des différences qu’il présente; mais l’étonnement augmente quand on approfondit la nature de ces différences. Ainsi, dans les uns et dans les autres, le cadre est le même, les personnages sont les mêmes, le fil conducteur de l’action est le même; seulement l’intention poétique, les caractères sont tout autres, et le dénoûment est changé : la tradition scandinave se réfléchit bien dans la tradition germanique, mais elle s’y dessine à rebours. Ce n’est plus le meurtre du roi des Huns qui fait la catastrophe, c’est la mort de sa femme, que les poèmes allemands appellent Crimhilde, mais qui est évidemment le même personnage que Gudruna; ce n’est pas Attila qui attire les princes du Rhin dans un piège pour leur arracher le trésor de Fafnir, c’est Crimhilde elle-même qui les enlace dans ses ruses et les immole ensuite à sa vengeance. Dès l’entrée en matière du Niehelungenlied, on s’aperçoit que la fiction odinique de l’Edda n’est plus comprise. Ces êtres symboliques, qui, dans l’épopée scandinave, dominent toute l’action, se rapetissent ici aux proportions de personnages humains ridiculement invraisemblables. La valkyrie Brunehilde est remplacée par une femme de notre monde, douée d’une force prodigieuse on ne sait pourquoi, et le Volsung Sigurd, ce fils de la lumière jeté dans les aventures de la vie mortelle pour y tomber victime des enfans de la nuit, est remplacé par un géant. Cet amour mystique qui liait le Volsung à deux femmes, l’une d’origine terrestre et l’autre d’origine divine, se transforme, dans la copie allemande, en galanteries mondaines assez étranges. L’allégorie a fait place au conte : le vent du christianisme, qui a soufflé sur ces symboles vivans, les a glacés du froid de la mort.

Le contraste se continue dans la portion du drame consacrée aux aventures réelles. Gudruna avait oublié le crime de ses frères: Crimhilde n’a point bu et ne boira jamais le breuvage d’oubli; ce qui la fait vivre, c’est le désir de la vengeance et la haine, une haine incommensurable et patiente, parce qu’elle doit être éternelle. Si elle consent à épouser Attila, dont elle se soucie peu d’ailleurs, c’est que le margrave Rudiger de Pechlarn, envoyé du roi des Huns, lui a dit que ce mariage mettrait ses ennemis sous ses pieds, et que lui-même s’engageait à la soutenir contre tous : ce mot la décide, et elle part. Le trésor que lui avait légué Siegfried est presque tout entier aux mains de ses frères : elle veut du moins emporter ce qui lui reste; mais Hagen s’y oppose insolemment et arrête les mulets déjà chargés. « Laissez-leur cet or, noble dame, dit Rudiger; Attila n’en veut point et n’en a