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entière franchise, c’est que je la crois digne d’entendre la vérité. Si le roman, le théâtre et la poésie lyrique ne sont pas aujourd’hui ce qu’ils devraient être, ce que nous avions le droit d’espérer après trois siècles d’une vie littéraire active et féconde, ce n’est pas une raison suffisante pour lancer à la face de la génération nouvelle l’anathème familier aux vieillards ignorans ou impuissans. La génération nouvelle a fait ses preuves de bon vouloir et d’intelligence ; il n’est pas étonnant qu’elle tâtonne encore. Les méprises éclatantes de l’école qui avait promis de ressusciter Shakespeare expliquent surabondamment son hésitation et sa défiance. Les jugemens que nous pouvons prononcer sur elle ne sont que des jugemens provisoires.

D’ailleurs, sans remonter bien loin dans le passé et en ne consultant même que les années comprises entre l’avènement et la chute de la restauration, la génération nouvelle a de quoi s’inspirer. Le Théâtre de Clara Gazul et la Chronique de Charles IX nous montrent la réalité sous sa forme la plus saisissante. Il serait difficile de rêver pour la passion une expression plus vive et plus éloquente. Éloa et Cinq-Mars, dans un ordre d’idées bien différent, n’offrent pas une leçon moins féconde. Alfred de Musset, Brizeux et Barbier ne sont pas non plus des modèles à dédaigner. Namouna, Marie et la Curée ne seront jamais étudiés sans fruit. L’auteur de Joseph Delorme, des Consolations et de Volupté, l’historien érudit, mais incomplet de Port-Royal, M. Sainte-Beuve, mérite une mention à part. Par la délicatesse de ses analyses, par la finesse de ses aperçus, par la peinture poétique de la vie familière, il a conquis un rang élevé que personne ne songe à lui disputer, et la génération nouvelle ne consultera pas en vain ses ouvrages. Si la lecture de Volupté offre plus d’un danger, si elle rappelle trop souvent les pages énervantes d’Obermann, si Joseph Delorme n’est pas toujours exempt de puérilité, si les Pensées d’Août demeurent parfois impénétrables aux yeux les plus clairvoyans, en revanche les Consolations se recommandent par une élévation constante, et les premiers portraits littéraires tracés par la plume savante de l’auteur sont des modèles de franchise et de vérité. Il y a dans ces portraits telle page qui rappelle tour à tour la grâce de Greuze et la fidélité de Latour. C’en est assez pour marquer la place de M. Sainte-Beuve parmi les esprits les plus ingénieux, parmi les voix les plus disertes, parmi les imaginations les plus heureuses de notre temps. Ses œuvres, si nombreuses et si variées, offrent à la génération nouvelle une double leçon. Tant qu’il s’est tenu dans le domaine des vérités générales, il a trouvé pour rendre ses pensées des paroles abondantes et fidèles ; dès qu’il a déserté le champ des vérités générales pour entrer dans le champ des vérités individuelles, anecdotiques, l’expression lui a manqué. Limpide et lumineux dans les Consolations, il est devenu obscur, énigmatique dans les Pensées d’Août. N’y a-t-il