Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 16.djvu/952

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
946
REVUE DES DEUX MONDES.

quels tableaux trompeurs, quels mirages insidieux le tentateur sut présenter à l’esprit de la pauvre fille ! Une langue dorée qui parle tout une nuit peut mener loin l’ingénue qui prête l’oreille sans défiance. Au point du jour, lorsque je remontai sur le pont après avoir essayé sans succès de dormir dans une cabine, mon racoleur pérorait encore. Son éloquence portait les derniers coups. Le capitaine du pyroscaphe, qui connaissait la jeune Tyrolienne, lui dit en passant : — Eh bien ! Maria, voici le moment d’ouvrir la boite et d’offrir ta marchandise aux seigneurs passagers.

Tandis que Maria cherchait sa boîte dans les bagages, le capo comico vint à moi et me dib tout bas : — C’est une affaire presque terminée. La petite a du goût pour le théâtre, de la mémoire, de l’intelligence, de l’espièglerie, toutes sortes de bonnes dispositions. Je lui ai communiqué cet enthousiasme, ce feu sacré qui fait la puissance du comédien amoureux de son art. L’attrait irrésistible de nos représentations achèvera cette conquête. Elle est à nous. Si votre seigneurie demeure à Sinigaglia jusqu’à la fin de la fiera, elle assistera peut-être aux débuts de ma nouvelle recrue. Elle en sera ravie. L’enfant n’a aucun vice de prononciation. Par bonheur, son pays natal est Bolzano, dans le Tyrol italien, où l’on parle le dialecte de Trente. D’ailleurs, elle sait le vénitien et même le toscan. Le son de voix est mélodieux, le geste sobre. Elle réussira dans le drame et la haute comédie. C’est une organisation sympathique et tendre. Par Bacchus ! que je sois roué vif si elle m’échappe !

Suivant le conseil du capitaine, la jeune fille présentait aux passagers sa boîte garnie d’un assortiment de parfumerie et de mercerie. Tout en marchandant une paire de bretelles, je lui demandai s’il était vrai qu’elle eût envie de jouer les Colombines. — Ce n’est pas l’envie qui me manque, répondit-elle, mais le courage de prendre un si grand parti. Apprendre un rôle, le réciter sans me troubler, sans faire attention à cette foule si redoutée dont une ligne de feu me séparera, répondre aux lazzis de Truffaldin, duper le vieux Pantalon et désespérer le Léandre ou le Mario, cela me semble facile.

— Voyez-vous la friponne ! interrompit le directeur. Quelle ruse dans ses yeux, et comme la malice relève déjà le coin de ses lèvres !

— Mais, reprit la jeune fille, ce qui me charmerait par-dessus tout, ce serait de représenter une princesse enlevée par des corsaires, ou une bergère arrachée à son fidèle amant par un ravisseur abominable, d’être persécutée, enfermée dans une tour, et même poignardée au dernier acte, si le sujet de la pièce et le poète le permettaient. Allez, je vous assure que je saurais pleurer et m’évanouir aussi bien que personne au monde.

— Quel trésor ! s’écria le capo comico. Des cheveux blonds avec des