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SCÈNES DE LA VIE ITALIENNE.

yeux noirs, de la mélancolie, de la finesse, de la vivacité, selon l’occasion : elle réunit tous les avantages. Qu’elle serait charmante échevelée, éperdue, poursuivie par un brigand sans pitié ! Maria, ma mignonne, ne t’en dédis plus ; tu es de la troupe, et tu auras part entière dans les bénéfices énormes que nous allons faire.

— Réfléchissez, Maria, réfléchissez encore, dis-je en appuyant sur chaque mot. Ne vous pressez pas, prenez le temps de consulter vos parens.

— Hélas ! répondit la jeune fille, je n’ai plus ni père ni mère. Il me reste seulement une vieille tante qui est une sainte femme, une personne illuminée, d’une haute dévotion, que l’esprit du Seigneur visite quelquefois, chez laquelle on va comme en pèlerinage. Pour tout l’or de la terre, je ne voudrais pas encourir la malédiction de ma tante Susanna. Quant aux gens de mon pays, je sais d’avance ce qu’ils diront : s’ils me voient revenir à Bolzano, dans trois ou quatre ans, avec une bourse bien garnie, je serai une fille adroite, une comédienne, une artiste qui fera honneur à sa ville natale ; si au contraire la bourse est vide, on m’appellera folle, aventurière, coureuse de tréteaux. Il y a aussi dans la vie de théâtre des choses qui répugnent, certains costumes qui choquent la modestie…

— Ne t’embarrasse pas de cela, interrompit le capo comico, à la grande rigueur, tu pourras refuser les rôles qui ne te plairont pas. Nous débuterons à Sinigaglia par un ouvrage où la scène représente une île des Indes ; tu verras avec quelle décence mes sauvages sont vêtus. Nous allons aborder dans les états du saint père, et je sais trop mon monde pour m’exposer aux censures de l’autorité.

— Je crains encore, reprit la jeune fille, cet abandon, cette malpropreté où les comédiens paraissent plongés.

— Quelle malpropreté ? s’écria le directeur en cachant ses mains noires dans les plis de son manteau. Voilà un étrange scrupule ! A-t-on jamais refusé de l’eau à quelqu’un en Italie ? D’ailleurs, ma belle, qui t’empêche d’emporter avec toi ces pains de savon, cette eau de Cologne et toute cette pacotille de petite maîtresse que tu vends aux voyageurs ?

— C’est bien mon intention, répondit la jeune Tyrolienne.

— Croyez-moi, Maria, réfléchissez encore, dis-je avec le plus de solennité qu’il me fut possible. Mais, puisque le seigneur directeur vous fait des offres si brillantes, il ne peut se dispenser, pour montrer sa galanterie, de vous acheter quelque pièce de votre pacotille.

Le capo comico sentit le piège que je lui tendais. Il voulut faire parade de sa magnificence et commença par marchander une chaîne de montre en similor, un canif à quatre lames, un flacon d’essence à parfumer le mouchoir ; puis il descendit aux objets d’un prix plus modi-